Charlotte de Belgique, impératrice tragique magnifiée par le 9e art

Avec le quatrième et dernier tome de la somptueuse fresque historique Charlotte Impératrice, le tandem Fabien Nury et Matthieu Bonhomme achève de manière magistrale le passionnant récit contant la vie d’une sorte d’« anti-Sissi impératrice ».

Dessin ligne claire splendide, humour, cynisme, et précision historique sont au programme de cette saga où le romanesque le dispute allègrement aux calculs politiques et géostratégiques de l’époque. Commencée en 2017, cette tétralogie basée sur des faits réels vient de se clore, contant le destin contrarié, éminemment moderne et romanesque de Charlotte de Belgique (1840-1927). Après deux années passées au Mexique, Charlotte prend un navire pour Saint-Nazaire avec la ferme intention de convaincre Napoléon III de ne pas retirer ses troupes...

«Avant toute chose, j’avais très envie de travailler avec Fabien Nury depuis des années, se souvient le dessinateur Matthieu Bonhomme. Quand Fabien m’a parlé de cette princesse belge exilée au Mexique, j’ai trouvé à la fois du romanesque, de l’aventure, et même quelques passages dignes de grands westerns. Tout cela m’a tout de suite fait envie.»

Une princesse « quasi inconnue du grand public »

Au départ, l’intrigue de Charlotte impératrice met en scène une princesse promise à une grande destinée. Son père Léopold Ier veut pour elle un glorieux mariage. En portant son choix sur l’archiduc Maximilien d’Autriche, frère cadet de l’empereur François Joseph, il pense avoir réussi un magnifique coup politique. Entre les terribles Habsbourg et le calculateur empereur Napoléon III, les jeunes mariés vont vite déchanter... Le couple impérial est ensuite envoyé au Mexique où Charlotte commence à s’émanciper, profitant de l’absence de son mari, pour s’énamourer du colonel Alfred van der Smissen qui la trouble plus que de raison. À Vera Cruz, les choses ne vont faire qu’empirer au fil des années. Le dernier tome parachève cette tragique saga impériale qui navigue entre le western Vera Cruz de Robert Aldrich et Le Guépard de Visconti.

«J’ai adoré travailler sur le destin déchirant de Charlotte de Belgique, cette princesse quasi inconnue du grand public, précise Bonhomme. Tous les ingrédients d’un grand drame quasi-Shakespearien s’y trouvaient, avec l’ascension et la chute. C’était un récit quasi mythologique.» C’est effectivement en regardant Vera Cruz (1954), le western d’Aldrich avec Gary Cooper et Burt Lancaster que Fabien Nury apprend l’existence de l’impératrice Charlotte de Belgique.

«Autant le film d’Aldrich raconte la fuite vers Vera Cruz, note le dessinateur, autant avec la saga BD Charlotte impératrice, nous racontons l’histoire de ce personnage depuis sa naissance jusqu’à sa mort. Notre chemin est un peu inverse.» Charlotte est une sorte d’anti Sissi impératrice. C’est un personnage assez complexe qui passe par de nombreux états émotionnels différents. les quatre albums explorent sa jeunesse naïve, puis sa maturité prématurée, avant qu’elle ne se fasse briser par le système.

«Sur le plan graphique, je ne me suis pas vraiment inspiré des documents sur Charlotte dont je disposais, confie Matthieu Bonhomme. J’ai plutôt cherché à la rendre plus glamour en m’inspirant de princesses telles que Lady Di ou Grace Kelly. Pour. la représenter jeune, j’ai créé un visage plus poupon avec un petit nez, des grands yeux. Et progressivement avec le temps, j’ai essayé de tenir compte de sa maturité, sa dureté, sa puissance déchue…C’est une princesse tragique dont on raconte ici le destin.»

Quand on demande au dessinateur ce que cela fait de clore une saga historique comme celle-là, il répond : «C’est un moment important de ma vie et de ma carrière je pense. C’est un peu bizarre de dire ça, mais j’ai passé huit ans à élaborer cette bande dessinée avec Fabien. Même si j’ai fait une pause au milieu pour réaliser mon deuxième Lucky Luke . Dans le fond, j’éprouve une forme de nostalgie, un peu de tristesse aussi de laisser Charlotte m’échapper. Et en même temps je ressens un certain soulagement. Tout ça cohabite en moi. Je me suis attelé à cet ambitieux projet avec la peur au ventre. Finalement, d’avoir réussi à redescendre cette Everest avec tous les doigts encore dans la main, ça me rassure ! (Rires) En tout cas, je suis content de l’avoir fait.»

Le dernier tome de cette fresque historique reste au niveau des trois précédents épisodes. On imagine presque, par moments, ce qu’aurait donné ce récit s’il avait été adapté par Luchino Visconti ou Sergio Leone. «Oui, c’est vrai, concède l’intéressé. L’idéal aurait presque été de faire un opéra ou un film à la Visconti avec cette histoire. Mais la bande dessinée permet aussi d’aller vers ce type de drame classique. J’ai beaucoup apprécié le fait de créer un récit graphique puissant, ambitieux et touchant, j’espère.»


LA CASE BD

Matthieu Bonhomme : ««Cette page représente le grand moment de bascule de l’album, sans mauvais jeu de mots». © Editions Dargaud 2025

Choisir une planche de cet album n’aura pas été une mince affaire, car elles sont toutes assez impressionnantes de maîtrise, tant au niveau scénaristique que sur le plan du dessin. La planche 48 est pourtant propice à une belle analyse graphique.

«Cette page représente le grand moment de bascule de l’album, sans mauvais jeu de mots, reconnaît Matthieu Bonhomme. L’héroïne s’apprête à se jeter du balcon, mais c’est également le moment où elle bascule dans la folie. Cet acte désespéré symbolise son état d’esprit. Charlotte est prisonnière des contraintes permanentes de sa condition et cela la rend folle. Elle cherche à s’en échapper… par la mort. Avec Fabien Nury, nous avions baptisé cette séquence « l’anti-scène du balcon de Roméo et Juliette ». D’ailleurs tout est inversé. Contrairement à la tragédie shakespearienne, c’est l’homme qui est sur le balcon et c’est la princesse qui s’accroche au parapet.»

Matthieu Bonhomme : «Tous les axes des cases offrent au lecteur la sensation du déséquilibre». © Éditions Dargaud

Cette planche est faite pour donner l’illusion du vertige. «Tous les axes des cases offrent au lecteur la sensation du déséquilibre, décrypte le dessinateur. On la voit d’abord en contre-plongée case 1. Puis, dans la case 2, on zoome sur la tête de son frère qui crie : «Par pitié...» Cet homme possède une vraie tendresse pour sa sœur. Il a cherché à la protéger depuis le début de l’aventure. Ici, il comprend qu’il n’a plus aucune prise sur elle. Charlotte sait qu’elle a été trahie par lui.»

Dans la case 3, le lecteur retrouve Charlotte et son regard noir. «Nous sommes maintenant en plongée, analyse Bonhomme. L’héroïne voit apparaître une main géante qui essaie de la rattraper. L’héroïne voit cette main comme une espèce d’ancre qui voudrait encore la maintenir prisonnière.»

Matthieu Bonhomme : « © Éditions Dargaud

La case suivante reste en plongée. «Au moment où elle lâche prise, se souvient le dessinateur, je me suis amusé à dessiner une toute petite jeune femme perdue dans une immense corolle de tissus. En bas, on aperçoit les gens qui sont minuscules. On pourrait presque imaginer qu’elle soit sauvée par le parachute de sa robe. L’étoffe crée comme une espèce de fleur autour d’elle. J’aime bien ce plan presque centré au milieu de la page. Puis, on aperçoit cet abruti d’Almonte, lui aussi traître parmi les traîtres.»

Matthieu Bonhomme : «Dans cette case frontale, j’ai privilégié un profil. Charlotte écrase Almonte. Ce pauvre type, manipulateur, est à terre. Le lecteur prend sa revanche. » © Éditions Dargaud

Le dernier strip de la page met en scène «l’atterrissage» de Charlotte sur l’ambassadeur du Mexique en France, Almonte. «Dans cette case frontale, j’ai privilégié un profil, conclut l’auteur. Charlotte écrase Almonte. Ce pauvre type, manipulateur, est à terre. Le lecteur prend sa revanche. Puis, Charlotte se relève et part en courant comme un chien fou. Dans la dernière case, son frère dit : « Arrêtez-la !» comme s’il s’agissait d’un policier. Son vrai visage se dévoile. Je pense que c’est l’une des cases les plus rudes, les plus abruptes qui soit. »

> > Charlotte Impératrice, Tome 4 - Soixante ans de solitude, de Fabien Nury et Matthieu Bonhomme, Éditions Dargaud,88 p., 20,50 euros.