Vins : le Chili et l’Argentine se déchirent sur la marque Patagonie
Une frontière ténue, qui traverse la cordillère des Andes, ses lacs et ses pics enneigés, vient séparer les terres argentines et chiliennes dans leurs parties les plus australes. Autour de cette démarcation se joue depuis quelques années une intense bataille juridique et identitaire. « La seule Patagonie qui existe, c’est la Patagonie argentine , assure ainsi d’emblée Rosario Langdon, directrice export du domaine viticole Ribera del Cuarzo, situé dans la province de Rio Negro. Elle a des limites très clairement définies, alors que, de son côté, la Patagonie chilienne n’existe pas. »
Avec 21 autres entreprises (toutes argentines) Ribera del Cuarzo a constitué, en 2009, la Chambre des caves exportatrices de Patagonie. Ce collectif se bat contre un géant de l’industrie mondiale du vin, le chilien Concha y Toro. Ce dernier, premier producteur d’Amérique latine, menacerait, selon les Argentins, de s’approprier la marque Patagonie, ou, a minima, de dénaturer le nom de cette région australe. « Les producteurs de Patagonie représentent seulement 1 % du vin argentin. Nous sommes face à un acteur très puissant, qui pourrait inonder les marchés et dénaturer le concept qu’englobe la marque, s’émeut de son côté Ana Viola, PDG du domaine Malma, également à la tête de la chambre. Nous ne voulons pas perdre la possibilité d’utiliser le mot Patagonie sur nos étiquettes. » D’autant que la moitié des bouteilles des domaines argentins en question partent à l’exportation.
« Plus qu’un débat autour de la définition conceptuelle de cette région, il s’agit d’une question commerciale très concrète, qui a trait à une marque que nous avons créée il y a plus de vingt-cinq ans », rétorque-t-on au sein du groupe Concha y Toro, propriétaire au Chili de la marque Patagonia Cono Sur.
Une concurrence déloyale ?
Les négociations entre les deux parties n’ayant pas abouti, c’est sur le terrain judiciaire que la bataille se poursuit. L’équipe juridique de la chambre surveille de près toute tentative de Concha y Toro de déposer sa marque Patagonia Cono Sur à l’étranger. L’entreprise créerait ainsi une brèche légale dans les marchés les plus importants du monde, que ce soit au sein de l’Union européenne ou aux États-Unis… Au Mexique, un tribunal fédéral a rendu, en avril dernier, un jugement sans équivoque, qui va dans le sens des producteurs argentins, reconnaissant l’indication géographique (IG) Patagonie. Selon des sources juridiques, une ratification de l’accord UE-Mercosur impliquerait d’ailleurs une reconnaissance mutuelle des indications géographiques, qui protégerait un peu plus les producteurs patagons.
Pour l’heure, les plaignants argentins dénoncent une concurrence déloyale de l’entreprise chilienne et le risque d’induire le consommateur en erreur. Dans l’univers du vin, la notion d’IG est importante. Sur ce front, la victoire de Buenos Aires sur Santiago apparaît nette. L’Institut argentin du vin (INV) a ainsi créé l’indication géographique Patagonia en 2002 ; rien de tel ne s’est passé de l’autre côté de la cordillère des Andes. « La Patagonie chilienne n’existe pas sur le plan administratif. Ce n’est même pas une indication géographique. En plus, les vignes de Concha y Toro se trouvent au nord d’une hypothétique Patagonie chilienne, dans la région frontalière de Mendoza », insiste une source juridique.
Gouvernement régional de Patagonie ?
La première définition légale de la région, en 1878, vient en effet de l’Argentine, avec la création du gouvernement régional de Patagonie. L’édifice administratif argentin a encore évolué en 1996, lors de la signature du traité de Santa Rosa (La Pampa), où les six gouverneurs de Patagonie ont fondé la supra-région éponyme. « En 2018, le Chili a changé ses dénominations de régions, reprend cette même source. Encore une fois, aucune mention n’a été faite de la Patagonie. » Du côté de Buenos Aires, le conflit de marques est pris très au sérieux, au point d’en faire une véritable affaire d’État. En septembre 2022, le mot Patagonie a été ainsi déclaré emblème national, dans le cadre de la Convention de Paris de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI).
Face à la ligne de défense argentine, Concha y Toro argumente qu’il a « lancé la marque de vin Patagonie, en toute légitimité, au Chili, il y a plus de vingt-cinq ans ». Quant à l’existence de la Patagonie chilienne, l’entreprise se fonde sur la culture populaire, qui engloberait ses trois régions les plus australes (Los Lagos, Aysén et Magallanes) sous le nom de Patagonie. Une défense qui, à défaut de base légale, se réfère à des prospectus d’agences de voyages, des fiches Wikipedia et des descriptifs d’ONG internationales, comme celui de Pew.
Patagonia, marque emblématique des amoureux de la nature
L’évocation de la Patagonie n’est pas réservée aux domaines viticoles. Dans le domaine du prêt-à-porter, le groupe Patagonia, bien connu des amoureux de la nature, prospère ainsi depuis sa fondation par l’Américain Yvon Chouinard en 1973. Une marque de bière argentine portant le nom de la région s’est aussi développée ces dernières années sans que le secteur viticole hausse pour autant le ton, car ces boissons n’appartiennent pas à la même catégorie, selon la nomenclature établie par l’OMPI. La marque Patagonie n’a pas fini d’attiser les convoitises, à l’image de cette région lointaine qui fait rêver partout dans le monde.