«On ne vous demande pas d’être Sansal, mais de ne pas l’oublier» : à l’Institut du monde arabe, les écrivains portent la voix de leur confrère incarcéré
Ce mardi 18 février, sur le moucharabieh de la façade de l’Institut du monde arabe, « Je suis Sansal », était écrit en lettres de lumières. À l’intérieur, le vaste et sombre auditorium diffuse une complainte orientale, en attendant que l’assemblée prestigieuse prenne place. Jack Lang (président de l’Ima), Daniel Pennac, Pascal Bruckner, Antoine Gallimard ou encore Franz-Olivier Giesbert n’ont pas la tête aux mondanités : tous affichent une détermination inquiète. Depuis le 16 novembre, l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal est détenu dans une prison d’Algérie, pour avoir «porté atteinte à la sûreté de l’État».
L’ancien présentateur de La Grande librairie François Busnel nous avertit d’entrée : ce n’est pas une soirée politique, mais littéraire. Déformation professionnelle, de la part de celui qui a l’habitude de faire parler les œuvres ? Peut-être, toujours est-il que l’événement répond à un autre impératif : il s’agit de conjurer « l’oubli, la menace suprême ». De ce fait, «ce n’est pas la République française qui sermonne le régime d’Alger, c’est la République des Lettres qui est réunie pour dire son attachement à ce grand écrivain» : «c’est une soirée pour Boualem, et non contre l’Algérie».
Tour à tour, sur la scène aux imposants rideaux noirs qui semble porter le deuil, écrivains, éditeurs, journalistes, intellectuels se relaient pour parler de l’homme, unanimement décrit comme doux et inoffensif, et pour faire connaître son œuvre, en lisant ses textes.
Que se passe-t-il au juste, depuis plus de trois mois ? Pour Jean-Michel Blanquer, une phrase suffit à dire le ridicule scandaleux et l’anachronisme de la situation : « Un homme de 80 ans, malade, est emprisonné arbitrairement en raison de ce qu’il a pensé, écrit et dit ».
Puis Kamel Daoud s’avance, la gorge nouée. Il savait que l’Algérie ne pardonnerait pas à la France de lui octroyer un prix Goncourt, qu’elle ne tolérerait pas que des écrivains portant la plume dans ses plaies puissent être lus, appréciés, et moins encore qu’ils soient primés. Il sait qu’il aurait pu être dans les geôles d’Alger à la place de Sansal, car lui aussi présente au régime du président Tebboune un miroir qu’il refuse : voilà ce qui forme le « corps du délire ». Pour avoir échappé de peu à la vindicte d’Alger, il sait ce qu’il en retourne : « Français, vous êtes libres, mais vous ne le savez pas. Vous n’êtes pas comme nous : vous pouvez être Sansal ou non, c’est un privilège. (…) On ne vous demande pas d’être Sansal, seulement de ne pas l’oublier. »
Au fil des lectures, on est frappé par la prescience d’un écrivain dont les textes ont pour thèmes obsédants la liberté et sa négation ; peut-être a-t-il toujours été conscient que chacun de ses livres pouvait être le dernier.
Toute la soirée se déroule sous le regard de l’absent, dont une photographie est projetée sur l’écran géant qui forme le décor de la scène. Sylvain Tesson attire notre attention sur ce visage doux, ces yeux mélancoliques et rieurs, ces mains blanches, sur ce portrait, en somme, qui figure la contradiction des arguments brandis par les geôliers, le fameux article 87 bis du code pénal algérien qui « considère comme terroriste ou subversif, tout acte visant la sûreté de l’État ». De ce visage à la « beauté candide » viendrait le péril de l’État, vraiment ? Pour l’auteur d’Avec les fées, il a avant tout répondu à « la vocation naturelle l’écrivain qui est de nommer les choses, de nommer l’adversaire ». Son courage nous pousse à l’introspection : « et nous, avons-nous le courage de nommer le mal ? »
On n’ergote pas au sujet d’un otage quand on est tranquillement installé dans un café parisien.
Sorj Chalandon
Les intervenants répètent en manière de leitomotiv, que, pour le soutenir, il faut le lire et contribuer à la postérité de son œuvre - quand le président Tebboune est déjà promis aux oubliettes de l’histoire, comme le dit Tesson. Et tandis qu’ils portent la voix de Sansal pour conjurer l’oubli, le dessinateur Xavier Gorce conjure la peur, lui dont les dessins sont périodiquement projetés. Parmi ceux qui figurent ses célèbres pingouins, un geôlier plastronne : « nous avons plein d’écrivains en résidence ».
Progressivement, les personnalités qui se succèdent nous convainquent de notre erreur. On avait mal qualifié la situation de l’auteur du Serment des barbares ; ce n’est pas un détenu, ni un prisonnier politique : c’est un « otage ». Florence Aubenas, qui en connaît la condition pour avoir été détenue cinq mois en Irak, décrit l’unique rapport avec le geôlier, « dont on ne sait s’il apporte le repas frugal ou la condamnation à mort ».
Puisqu’il s’agit de lutter contre une absence ce soir, les écrivains qui n’ont pas pu se rendre à l’Institut du monde arabe ont fait parvenir un texte ou un enregistrement. Parmi eux, le journaliste et écrivain Sorj Chalandon, dont la colère sourde traverse l’écran, vomit les tièdes soutiens et les réserves : « On n’ergote pas au sujet d’un otage quand on est tranquillement installé dans un café parisien. On pourra discuter avec lui de ses différends, mais tant qu’il est en geôle, il est indécent de faire autre chose que de le soutenir inconditionnellement ».
Enfin, Alexandra Schwartzbrod, Étienne Gernelle et Étienne de Montety, respectivement éditorialiste à Libération, directeur du Point et directeur du Figaro littéraire figurent la preuve vivante du caractère transpartisan de la lutte pour la libération de Sansal. L’image de leur unité suffirait à convaincre qui douterait encore de l’importance de son œuvre.
Au terme de cette soirée, François Busnel formule une adresse qu’on n’a pas coutume d’entendre dans le Paris des Lettres : « J’espère qu’on ne se reverra pas ». Certains écrivains étaient là pour s’exprimer sur scène. D’autres étaient juste là. Tous ont marqué leur attachement profond à un homme et une œuvre rares. On se souvient alors de ces quelques mots de Sansal, lus plus tôt : « La vérité ne disparaît pas quand on l’oublie. Elle est là, elle attend ». Boualem aussi.