L'enquête "The Coin Laundry" ("La lessiveuse de cryptos"), menée pendant plusieurs mois par le Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ) et à laquelle la cellule investigation de Radio France a participé avec 38 médias de 35 pays, met en lumière la circulation de centaines de millions d'euros de cryptomonnaies liées à des organisations criminelles internationales sur des plateformes telles que Binance et OKX – les plus gros acteurs de ce secteur.
Ces flux ont continué malgré des condamnations et des engagements de mise en conformité pris par les dirigeants de ces grandes plateformes devant les autorités judiciaires, notamment aux Etats-Unis.
Des flux massifs provenant de groupes criminels
D'après l'analyse de l'ICIJ, entre juillet 2024 et juillet 2025, Binance a reçu au moins 408 millions de dollars provenant d'adresses liées à Huione, un conglomérat financier basé au Cambodge, qui joue un rôle central dans le blanchiment d'argent par les cryptomonnaies dans le monde, d'après les autorités américaines. Le groupe offre des services financiers légaux – application de paiement (Huione Pay), plateforme d'échanges de cryptomonnaies (Huione Crypto) – mais il est massivement utilisé par des réseaux criminels chinois, russes et nord-coréens, d'après le département du Trésor américain, qui a désigné ce conglomérat comme une "préoccupation majeure en matière de blanchiment" en mai 2025. Ces centaines de millions de dollars d'argent sale ont transité sous la forme de crypto-monnaies sur des portefeuilles hébergés chez Binance – qui sont l'équivalent de comptes bancaires dans la finance traditionnelle. En octobre, le bureau d'enquête sur les délits financiers (FinCEN), qui dépend du Trésor américain, a décidé de couper du système financier américain le groupe Huione à cause de son activité de blanchiment.
La plateforme OKX, qui a elle aussi reconnu en février 2025 avoir violé les règles américaines encadrant les transferts d'argent, est également mise en cause. Notre enquête recense 226 millions de dollars reçus par des comptes OKX en provenance de réseaux associés à Huione.
Les données analysées montrent que plusieurs autres groupes criminels internationaux ont utilisé de grandes plateformes crypto pour convertir ou déplacer des fonds. Une adresse hébergée par Binance, identifiée par le Trésor américain comme appartenant à un blanchisseur du cartel mexicain de Sinaloa, a reçu la majorité de ses fonds depuis des comptes Coinbase (la plus grande plateforme d'échanges de cryptomonnaies aux Etats-Unis).
Autre exemple, en février 2025, des hackers nord-coréens ont dérobé l'équivalent de 1,5 milliard de dollars en ether (une autre cryptomonnaie) à la plateforme Bybit. Un audit réalisé pour l'ICIJ par ChainArgos, une entreprise experte en analyse des flux de cryptomonnaies, montre qu'une part importante des fonds convertis (plus de 900 millions de dollars) a transité par des adresses Binance. "De tels volumes provenant d'une source aussi risquée, devraient déclencher automatiquement des alertes internes, explique à l'ICIJ le directeur de ChainArgos, Jonathan Reiter. Même des systèmes de détection imparfaits devraient les repérer."
Des équipes de conformité sous-dimensionnées
Les témoignages recueillis par l'ICIJ montrent que les équipes chargées de la lutte contre le blanchiment sont surchargées. Un ancien analyste de Coinbase évoque des “volumes d'alertes impossibles à absorber”, une ex-employée d'OKX explique qu'elle dispose de “quelques minutes seulement” pour traiter les alertes qu'elle reçoit et plusieurs ex-salariés de Binance décrivent des contrôles “superficiels”, faute d'informations suffisantes. Ce manque de moyens se combine à un modèle économique centré sur le volume des transactions, qui incite à ne pas bloquer les comptes ou les transferts de fonds. “S'ils bannissent les acteurs criminels de leur plateforme, ils perdent une source de revenus importante, ils ont donc tout intérêt à laisser cette activité se poursuivre”, explique John Griffin, expert en données blockchain à l'université du Texas à Austin. Un rapport trimestriel de Coinbase (2025) disponible en ligne reconnaît d'ailleurs clairement l'importance capitale du volume des transactions : "Notre principale source de liquidités (…) provient des revenus générés par les frais de transaction" (page 39).
Pour autant, ces plateformes sont devenues incontournables dans le système financier des cryptoactifs car, à l'instar des banques traditionnelles, elles permettent aux clients d'ouvrir des comptes, de stocker des fonds et d'effectuer des paiements. Mais elles offrent aussi un moyen rapide de convertir des cryptomonnaies obtenues illégalement en monnaie standard. C'est pourquoi les régulateurs et les forces de l'ordre ont tenté de pousser ces acteurs à mettre en place des mesures de protection contre le blanchiment d'argent.
Des régulations encore insuffisantes
En Europe, de nouvelles règles renforçant la transparence sont entrées en vigueur fin 2024 avec l'application du règlement Mica (Markets in crypto-assets) qui impose un cadre règlementaire unique aux plateformes d'échanges de cryptomonnaies (avec une autorisation auprès des autorités nationales avant de pouvoir proposer ses services, notamment). Ce règlement s'ajoute à des règles déjà en vigueur contre le blanchiment d'argent, qui obligent depuis plusieurs années les acteurs crypto à vérifier l'identité de leurs clients et à surveiller les transactions suspectes.
Mais les États-Unis suivent un chemin inverse. Depuis son arrivée au pouvoir en janvier, l'administration Trump a abandonné plus d'une douzaine d'actions judiciaires visant des entreprises de cryptomonnaies et gracié plusieurs dirigeants condamnés. Le ministère de la Justice a aussi dissous une unité spécialisée dans les crimes liés aux actifs numériques, annonçant qu'il ne poursuivrait plus les plateformes elles-mêmes, mais uniquement les individus ou groupes criminels utilisant les cryptomonnaies. Cette nouvelle approche retire de fait les principales plateformes d'échanges des cibles prioritaires de la justice américaine. En octobre, le président américain a ainsi accordé une grâce présidentielle à Changpeng Zhao, fondateur et ancien directeur général de Binance, la plus grande plateforme mondiale d'échanges de cryptomonnaies. Ce dernier avait plaidé coupable en novembre 2023 de violations des règles de lutte contre le blanchiment. "La guerre menée par l'administration Biden contre les cryptomonnaies est terminée", a commenté la porte-parole de la Maison Blanche.
En France, Binance reste toutefois visée par une information judiciaire ouverte en janvier dernier. Selon le parquet de Paris, les faits reprochés à la plateforme – du blanchiment aggravé à l'exercice illégal d'activités sur actifs numériques – s'étendent de 2019 à 2024, en France comme dans plusieurs pays de l'Union européenne.
Une explosion des montants volés
Selon le FBI, les pertes liées aux escroqueries crypto ont atteint 9,3 milliards de dollars en 2024 (+67 % par rapport à l'année précédente). La récupération des fonds demeure rare, même lorsque les transactions sont identifiées, posant là encore la question de la responsabilité des plateformes d'échange dans cette épidémie d'arnaques et de fonds blanchis.
Sollicité par l'ICIJ, Binance affirme "maintenir les standards de sécurité les plus élevés" et assure travailler "étroitement avec les forces de l'ordre et les principaux fournisseurs d'outils d'analyse". La plateforme ajoute qu'elle n'a pas la possibilité technique de bloquer des dépôts entrants sur des adresses hébergées. OKX, de son côté, affirme avoir "pris des mesures proactives pour restreindre les comptes suspects" et dit coopérer activement avec le gouvernement américain.
De son côté, le fondateur de Binance, grâce présidentielle en poche, n'aura pas mis longtemps à reprendre ses anciennes habitudes, reprenant la promotion de sa plateforme dès la semaine suivante. "Joyeux Halloween", a-t-il simplement écrit sur X le 31 octobre. "Nous embauchons."
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