REPORTAGE. "C'est leur futur" : en Ukraine, des écoliers formés à la violence de la guerre

Reportage

"C'est leur futur" : en Ukraine, des écoliers formés à la violence de la guerre

Pierre-Louis Caron et Raphaël Godet, envoyés spéciaux en Ukraine

Publié

A Lviv, de plus en plus d'établissements préparent leurs élèves à un conflit qui semble parti pour durer. Au programme : premier secours, pilotage de drone et maniement des armes.

Une mitraillette pétarade dans le gymnase. Puis deux. "A couvert, à couvert !", hurle un militaire en treillis, en bougeant les bras. "Allez, allez, allez !" Un groupe de cinq élèves progresse, pas à pas, se faufile tant bien que mal sous les bancs, jusqu'à trouver une planque : ce sera derrière la porte, à l'abri des paniers de basket. Soudain, de nouveaux tirs, dans le couloir cette fois. Il est 13h30, l'assaut vient d'être lancé dans les sous-sols de l'école Grono, à Lviv (ouest de l'Ukraine).

Le concierge, qui passait par là, participe malgré lui à ces manœuvres militaires qui permettent de sensibiliser et de former des adolescents. Le gymnase dispose d'un stand de tir pour fusils à air comprimé. Il sert aussi à simuler des assauts. Cette formation dispensée par des soldats ukrainiens est obligatoire dans plus d'une centaine d'écoles de la région de Lviv, pour tous les jeunes, garçons et filles, âgés de 15 à 17 ans.

Tout est faux, mais paraît pourtant si vrai. Ce lundi 20 janvier, cinq instructeurs de l'armée ukrainienne ont apporté des gilets pare-balles, des casques taille ado et des genouillères, ainsi que des répliques d'armes à feu. L'espace de quelques heures, ils vont remplacer les professeurs pour une leçon particulière intitulée "préparation patriotique nationale". Cours de guerre, en somme. "Evidemment, ce n'est pas en si peu de temps que l'on va faire d'eux des militaires. Mais c'est vraiment important qu'ils aient les bases", insiste l'instructeur Volodymyr, uniforme kaki de la tête aux pieds, qui vérifie à deux reprises que la grille menant au sous-sol de l'école est bien fermée à clé.

Une simulation d'assaut au sous-sol d'une école de Lviv (Ukraine), le 20 janvier 2025. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO) Des élèves marchent dans les couloirs de l'école Grono à Lviv (Ukraine), le 20 janvier 2025. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

La présence d'un tel attirail militaire dans une école détonne, au milieu des fresques et des dessins d'enfants. Mais au bout de trois ans d'invasion russe, ce stage s'est imposé comme une évidence pour l'équipe éducative. Silencieuse et immobile, Natalya Somyk assiste à la simulation, postée dans un coin. "On doit apprendre ce genre de choses à nos enfants. Parce que c'est leur futur, malheureusement. C'est comme ça", explique la directrice de l'établissement. 

A l'école Grono, cette formation est d'ailleurs obligatoire, au même titre que les cours de mathématiques, de langues ou d'histoire. Le programme se veut flexible : "Si un enfant n'a pas le droit de tenir une arme, pour des raisons religieuses par exemple, on ne le force évidemment pas."  A ce jour, les formateurs du ministère de la Défense interviennent dans 127 écoles de Lviv.

Les élèves sont aussi initiés au pilotage de drones, des appareils omniprésents dans la guerre entre l'Ukraine et la Russie. La vingtaine d'élèves présents a les yeux rivés sur des écrans d'ordinateur. Autour d'eux, la déco est résolument militaire, avec des filets de camouflage aux murs et une étagère exposant mines, grenades et lance-roquettes, le tout grandeur nature. Leur mission, ce jour-là : apprendre à manier ces appareils, comme s'ils étaient sur le champ de bataille.

"Là, on est train de finir un niveau de pilotage. Ce n'est pas si compliqué en fait !, décrit Anastasia, 16 ans, sweat sur les épaules et télécommande entre les mains. En suivant ces cours, on a le sentiment de soutenir l'armée. On pourra donner un peu de nous-mêmes à l'avenir, si c'est nécessaire." Au tableau, un schéma détaille les manettes essentielles pour apprivoiser ces engins : "Gaz", "Lacet", "Roulis", "Tangage". 

On apprend par ailleurs à reconnaître les différents types d'armes, leurs munitions et les explosifs utilisés dans ce conflit. En plus de ses propres élèves, l'établissement Grono forme ceux des écoles environnantes qui ne disposent pas de telles salles d'entraînement.

Les premiers secours dits "tactiques", utiles en cas de fusillade, d'explosion ou de bombardement, sont également enseignés aux adolescents dans une salle attenante, où se déroule un troisième et dernier atelier. Comment se sert-on d'un garrot ? Quand le sortir ? Où le placer sur un corps blessé ? Un mannequin aux cheveux ébouriffés attend les prochaines simulations de bombardement ou de malaise. Sur une grande table, on trouve des entrailles en silicone, des plaies ouvertes, des bras brûlés ou tailladés. Tout pour s'habituer. 

Aucune blessure de guerre n'est oubliée et les élèves doivent apprendre à réagir au plus vite. Selon les instructeurs, cette partie est la plus utile, car les combats et les bombes n'épargnent pas les civils. "Ils n'apprennent pas cela simplement parce que nous sommes en guerre, tient à préciser l'instructeur. On leur explique que ça peut arriver tous les jours, de tomber sur un accident avec des blessés. On voit bien qu'ils sont intéressés, car ils savent que ça peut être utile. Mais, bien sûr, ils espèrent ne jamais avoir à s'en servir."

Une sonnerie retentit, c'est l'heure de la récré. Mais dans le gymnase, l'assaut est toujours en cours. Des chaises et des tables font office de décor. Il faut se traîner, s'agenouiller, se faufiler. Trois adolescents en pull à capuche pointent leur arme en direction de "l'ennemi", qui guette. L'instructeur les dirige dans le couloir en leur empoignant fermement le col. Deux copines explosent de rire quand l'un de leurs camarades se débat au sol, gêné par son attirail. Il se rattrape en se relevant rapidement, prêt à tirer une rafale d'arme automatique.

Le sac à dos d'une élève de l'école Grono participant à la préparation patriotique nationale. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO) Un mannequin utilisé pour des stages de premiers secours dans l'école Grono de Lviv (Ukraine).(PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

En débardeur et baskets, appareil dentaire bien visible, Sofia, 16 ans, ressemble à bon nombre d'adolescentes. A ceci près qu'elle porte un gilet pare-balles, et tient un fusil d'assaut pointé vers le bas. Un militaire intervient : "Attention, ton doigt sur la détente ! Voilà, c'est mieux comme ça." Il sourit. L'autre jour, un enfant lui a demandé, le plus sérieusement du monde : "Monsieur, dites-nous combien de Moscovites avez-vous tués quand vous étiez sur le front ?"

Pour Sofia, ce stage est "utile", même si elle essaie de "ne pas trop penser à ce qu'il représente". "Heureusement, je n'ai pas de proches mobilisés sur le front", lâche la jeune fille, qui espère que cette formation restera simplement "une expérience en plus" dans sa vie. Si elle n'a pas "franchement apprécié" les exercices physiques où elle a terminé "toute transpirante", les ateliers psychologiques lui ont beaucoup plu, "surtout quand on a pu poser toutes nos questions sur la guerre", raconte-t-elle.

Pendant ce temps, dans les étages supérieurs, c'est un lundi tout à fait normal. Des écoliers hauts comme trois pommes se pourchassent le long des couloirs, cartables sur le dos, jusqu'à leur prochain cours. Une classe studieuse poursuit, elle, son programme de physique. Quant à la section théâtre, elle s'apprête à faire la répétition générale d'un spectacle tiré du folklore ukrainien.

Dans un couloir de l'école Grono de Lviv (Ukraine), Sofia, 16 ans, est équipée pour une simulation d'assaut, le 20 janvier 2025. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Mais à l'école Grono, la guerre n'est jamais très loin. Elle se lit par exemple sur les feuilles d'appel. Depuis février 2022, à l'image de la ville refuge de Lviv, l'établissement accueille une cinquantaine d'enfants de familles déplacées par les combats et les bombardements. Comme Lisa, 11 ans, qui a quitté Kherson avec sa famille. "C'était impossible de vivre. Il y avait des bombardements tous les jours et il y en a encore beaucoup", raconte-t-elle en se triturant les mains. "On est partis pour des vacances, mais on n'est jamais revenus", poursuit-elle, soulagé de se sentir "plus en sécurité ici", mais aussi d'avoir trouvé Anya, Nastya et Veronika, ses nouvelles copines.

Natalya Somyk, directrice de l'école Grono de Lviv (Ukraine), devant le mur consacré aux anciens élèves de l'établissement tués sur le front depuis février 2022. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Dans le hall principal de l'école, tout près du panneau des emplois du temps devant lequel passent les enfants matin, midi et soir, les portraits de 18 soldats sont accrochés au mur. Parmi eux, Vitaliy Kozlov, mort en 2023 à 45 ans, Roman Tsyganskyy et Oleg Starchenko, morts eux aussi en 2023, à 35 et 34 ans.

"Tous sont des anciens élèves d'ici. Et tous sont morts au combat récemment, lâche, émue, Natalya Somyk. Je suis directrice depuis dix-neuf ans. Certains, je les connaissais très bien, j'ai été leur professeure de mathématiques. Mettre leurs photos ici, c'est une manière de ne jamais les oublier."  Malheureusement, ce lieu de mémoire va bientôt s'agrandir. "C'est terrible. On vient d'apprendre que quatre autres de nos anciens élèves ont été tués au front la semaine dernière..."


Ce reportage a été réalisé avec l'aide d'Alla Didur.