Urszula Zaprzaluk se fige dans ses bottes de jardinage. Poings serrés contre sa veste. Mais bon sang, d'où vient ce bruit ? La retraitée de 65 ans scanne le ciel d'un coup d'œil. "Là !" Un bout de carlingue pointue transperce à toute vitesse les nuages. Fausse alerte : "C'est juste un avion de chasse." Par la force des choses, l'ancienne secrétaire est devenue experte en engins volants en tous genres. C'est ici, dans cette région rurale de l'extrême est de la Pologne, collée aux frontières ukrainienne et biélorusse, que plusieurs drones russes ont été détectés dans la nuit du mardi 9 au mercredi 10 septembre.
Le village de Wyryki, avec ses 2 300 âmes, ses champs de courges, de soja et de maïs, a perdu sa quiétude et gagné la une des journaux. F-35 néerlandais, avion de surveillance italien, batteries allemandes de systèmes de défense Patriot... Les forces de l'Otan, dont la Pologne est membre, ont dû sortir l'artillerie lourde pour neutraliser les 19 appareils. Pas de blessé, mais un choc, énorme. Aussitôt, l'armée polonaise a accusé Moscou d'une "violation sans précédent", d'un "acte d'agression qui a créé une menace réelle pour la sécurité" des citoyens. De son côté, la Russie, soupçonnée d'être à l'origine de dizaines de survols de drones dans l'UE, a nié toute "intention d'attaquer des cibles sur le territoire polonais", et n'a pas confirmé que ces drones étaient bien entrés dans cet espace aérien.
En attendant les conclusions, la maison en bois d'Urszula Zaprzaluk a des allures de scène de crime. Des impacts sont relevés sur les murs, sur la charpente, sur l'appentis aussi. Au sol, un morceau de tôle marqué à la bombe fluo : une pièce à conviction. Jeudi 2 octobre, la rubalise "policja" qui entoure le jardin continue de claquer au vent. "Ça m'a fait tout drôle de voir débarquer les enquêteurs, souffle la sexagénaire en secouant les mains. Ils sont venus prendre des mesures, des photos... Pendant deux jours, je n'ai pas eu droit de rentrer dans ma maison."
"A cinq minutes près, on n'était plus là"
Quant à ses voisins directs, Tomasz et Ala, c'est "un miracle" qu'ils soient encore en vie. Eux n'ont plus de toit, littéralement. "Envolé dans le ciel", mime l'homme à la bouille ronde, camouflée par une casquette rouge. "Tout l'étage a été détruit. Il y avait notre chambre à coucher, notre lit. A cinq minutes près, on n'était plus là."
Ce matin-là, comme tous les autres, le couple est descendu au rez-de-chaussée à 6h30 pour avaler un café avant de traire les vaches. "J'ai allumé la télé, et aux infos, ils disaient que des drones russes volaient dans le ciel polonais, raconte Tomasz d'un ton grave. Puis, quelques secondes plus tard, j'ai entendu un bruit dehors. Ça s'est rapproché, rapproché, rapproché. Et ça a fait un gros boum ! Plus de toit, plus de chambre. Ce qu'ils disaient à la télé, c'était en direct chez nous." Ce qu'il en reste se trouve depuis dans la benne posée devant la maison. Une enquête est en cours pour déterminer le type d'armement à l'origine des dégâts.
Des psychologues ont beau être à leur disposition, rien n'y fait. Certains habitants semblent voir et entendre des drones partout, tout le temps. "Je dors mal, je n'arrête pas d'y penser. Déjà que je prends des pilules pour mon cœur..." confie Urszula Zaprzaluk. Son visage se referme soudainement. "Croyez-moi, j'ai vraiment pensé que c'était le début de la guerre."
A Wyryki, certains ont comme l'impression de vivre au mauvais endroit, trop proche de la frontière, trop proche de l'ennemi. Quinze petits kilomètres les séparent de la Biélorussie voisine. Accoudée à la barrière en bois, Urszula Zaprzaluk interroge tout haut : "Si c'est arrivé une fois, pourquoi pas d'autres ? C'est sûr, Vladimir Poutine va recommencer, mais quand ?"
"Une opération de déstabilisation de la Russie"
Costume impeccable sur le dos, Bernard Blaszczuk, le maire de Wyryki, hoche la tête, mélange de dépit et de réalisme. "Quand des habitants me demandent si ça peut revenir, que voulez-vous, je ne peux pas vraiment leur affirmer que non. C'est une opération de déstabilisation, la Russie nous teste."
"Pour le moment, personne n'est venu me voir pour me demander s'il fallait évacuer."
Bernard Blaszczuk, le maire de Wyrykià franceinfo
Depuis l'incursion des drones, son agenda est gribouillé de rendez-vous imprévus. "On était en train de travailler sur la mise en place d'ateliers gratuits et ouverts à tous sur la gestion de crise, la formation aux premiers secours, que faire quand on entend une sirène, où aller, qui appeler ? Avec ce qu'il s'est passé, il faut qu'on accélère !" L'édile jette un coup d'œil au calendrier : "D'ici à novembre, ce sera organisé."
La municipalité va aussi toucher des fonds de l'Etat pour terminer, enfin, la mise aux normes des abris anti-aériens. Bernard Blaszczuk touche du bois : "Cette fois, nous n'avons eu aucun blessé, juste des dégâts matériels. Mais il y a urgence à agir. Je dis aux habitants qu'on va ensemble apprendre à vivre avec cette menace." Personne n'a oublié ce qu'il s'est passé à 160 kilomètres de là, en novembre 2022, quand la chute d'un missile ukrainien a coûté la vie à deux habitants de Przewodow.
C'est en réalité toute la région de Lublin qui est sur le qui-vive. A vingt minutes de voiture de Wyryki, la station touristique d'Okuninka s'est vidée de ses vacanciers. La faute aux drones russes, mais aussi aux angoissants SMS d'alerte, comme celui qui est arrivé sur les téléphones le 13 septembre, à 17h38 : "ATTENTION ! Menace de frappe aérienne. Soyez extrêmement prudent. Suivez les consignes d'urgence. Attendez les prochaines annonces."
A l'hôtel Rusalka, un groupe de dix personnes vient d'annuler sa réservation. "Les clients nous appellent et nous demandent si c'est vraiment sûr de venir, témoigne la réceptionniste. La fille d'une collègue a fait son sac et est partie en Allemagne."
Pas évident de se vider la tête, allongé sur une serviette de plage autour du lac Biale, lorsque passent et repassent des camions militaires et des voitures de police. Car ces dernières semaines, les patrouilles, et donc les contrôles d'identité, ont été renforcées le long des frontières biélorusse et ukrainienne. "On voit toutes sortes de choses étranges ici", glisse un garde-frontière, sans en dire plus.
Sur le tracé du "mur antidrones"
La zone n'a peut-être jamais été aussi sensible. Deux jours seulement après l'intrusion de la vingtaine de drones, des milliers de soldats russes et biélorusses ont entamé de grands exercices militaires conjoints, à l'est de la capitale biélorusse, Minsk. Nom de cet entraînement d'envergure : Zapad-2025.
Et puis c'est aussi par ici que passerait le projet de "mur antidrones", actuellement en discussion au niveau européen. Brouillage, filets, lasers... Urszula Zaprzaluk en a "bien sûr" entendu parler. "Si c'est efficace, alors pourquoi pas", juge-t-elle.
Pour se protéger la tête, la retraitée a pour le moment surtout besoin d'un artisan pour réparer ces trous sur les murs de sa maison. Tomasz et Ala ne sont guère plus avancés. "On est encore en discussion avec les assurances", se désolent-ils, en jetant nonchalamment des graines à leurs poules. "Mais... tout est à reconstruire." Un expert est récemment passé et les nouvelles ne sont pas bonnes. Il a détecté des instabilités dans le sol, mettant en péril l'ensemble de la bâtisse. Tout, plutôt, est à détruire.