Pas de tomates lancées, ni de goudron ou de plumes. La blague a circulé toute la journée au Musée des arts forains, dans le XII arrondissement de Paris, où France Digitale tenait son événement de rentrée avec Gabriel Zucman comme invité vedette. La proposition d’un impôt minimum de 2 % sur le patrimoine des 1800 Français les plus riches, portée par la nouvelle coqueluche de la gauche, hérisse depuis quelques jours le petit milieu français de la tech. « Poison mortel » pour les uns, « machine à casser les rêves » pour les autres : les entrepreneurs et investisseurs de la French Tech n’ont pas de mots assez durs pour qualifier la mesure, dénonçant en chœur un mauvais signal envoyé à l’innovation.
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Mais plus que de l’animosité, c’est surtout la curiosité qui accompagne l’arrivée de Gabriel Zucman, sac d’étudiant sur le dos, t-shirt blanc à manches longues retroussées jusqu’au coude. L’exposition médiatique du trentenaire attire les regards : une demi-heure avant son débat avec Philippe Aghion, professeur au Collège de France et à l’Insead, l’espace extérieur est déjà comble. « Vous avez devant vous aujourd’hui des centaines d’entrepreneurs et d’investisseurs qui ont décidé de construire l’avenir en partant le plus souvent de rien, et qui ont choisi la France pour le faire », lui lance en ouverture Frédéric Mazella, fondateur de BlaBlaCar.
Passer la publicitéMaya Noël, directrice générale de France Digitale, prend la suite et pose les termes du problème. À la différence de l’impôt sur la fortune immobilière, le projet d’impôt de Zucman inclurait les actifs professionnels dans son assiette. De quoi inquiéter les fondateurs de start-up, taxés sur la détention de leur capital sans garantie de disposer de liquidités pour s’en acquitter. « Si une telle taxe est instaurée, pourrait-elle avoir des effets de bord macroéconomiques ? », fait-elle mine de s’interroger devant un auditoire convaincu par l’affirmative.
Parachever la création de l’impôt sur le revenu
« Je comprends les craintes », admet Gabriel Zucman en ouverture de son propos, avant de rappeler que sa proposition vise uniquement les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros et donc pas les entreprises. « On a eu les mêmes débats il y a 120 ans lors de la création de l’impôt sur le revenu », poursuit-il, soulignant que « les catastrophes annoncées sur la croissance ou l’innovation ne se sont pas produites ». « La proposition que je défends consiste simplement à parachever l’impôt sur le revenu, car les études montrent que les milliardaires, pour l’essentiel, ne le paient pas. »
Références historiques, comparaisons mondiales : son discours est rodé. Pour contrer l’argumentaire des entrepreneurs, Zucman convoque les figures de la tech. « Savez-vous quand Bill Gates a fondé Microsoft ? En 1975. À l’époque, l’impôt sur les sociétés était de 50 %, l’impôt sur le revenu de 70 %, l’impôt sur les successions, 77 %. Est-ce que ça a découragé Bill Gates d’innover ? Non. Plus largement, les États-Unis ont appliqué pendant les décennies d’après-guerre une fiscalité progressive très élevée sur les hauts revenus, les patrimoines et le capital. Est-ce que ça a tué l’innovation ? Pas du tout. »
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Face à lui, Philippe Aghion, en « bon social-démocrate », dit partager l’exigence de justice fiscale et de redistribution. Mais il alerte sur les dommages collatéraux pour l’innovation et pour la France. « Cette taxe inclut l’outil de travail. Pourquoi viser des start-up à forte valorisation mais pas encore profitables ? », demande-t-il, avant d’ajouter : « Je ne voudrais pas que la France manque la révolution de l’IA parce que nous décourageons des gens comme Arthur Mensch (le patron de Mistral, l’un des espoirs français en la matière, NDLR).
« Je sais que c’est pénible de payer des impôts»
La veille, ce même Arthur Mensch expliquait sur France 2 qu’il ne pourrait pas payer cet impôt annuel de 2 % (environ 25 millions d’euros dans son cas) sur son patrimoine professionnel, constitué d’actions non liquides ne générant pas de dividendes. « On ne va pas vous demander de générer des liquidités qui n’existent pas. On peut emprunter, ou payer en nature avec des actions », avance Zucman, déclenchant une salve de huées dans le public. Il rétorque aussitôt, un brin agacé : « je sais que c’est pénible de payer des impôts. C’est pénible aussi pour la caissière de supermarché qui verse la CSG sur son salaire ou 20 % de TVA quand elle fait ses courses. »
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Passer la publicitéPhilippe Aghion, lui, continue la passe d’armes en se plaçant sur le terrain de la faisabilité : « Tu ne peux faire cette taxe qu’au niveau européen ou global. C’est tellement facile de quitter la France pour aller en Belgique ou en Irlande (...) Tu vas transformer la France en prison fiscale ! », lance-t-il, sous les applaudissements. Zucman défend bec et ongles sa mesure : « Je pense que si la France adopte cette taxe, on augmentera grandement nos chances qu’elle devienne rapidement européenne, puis mondiale. La France a été le premier pays à créer une TVA, aujourd’hui appliquée partout sauf aux États-Unis. »
Sécession vis-à-vis de la solidarité nationale
À l’aise dans l’exercice, l’économiste de Berkeley interpelle même l’audience : « Connaissez-vous des jeunes de 20 ou 30 ans qui veulent révolutionner l’intelligence artificielle mais hésitent à cause de l’impôt qu’ils paieront s’ils deviennent milliardaires, et seraient si préoccupés qu’ils envisageraient de déménager à Singapour ? » Devant une salve de « Oui ! » parcourant la salle, il enchaîne : « En dix ans d’enseignement en Californie où j’ai rencontré des centaines de chefs d’entreprise, dans un pays où j’ai défendu des projets de taxation de milliardaires, je n’ai jamais entendu ce genre de discours. Si vous me dites que cela vous décourage, vous vous placez dans une posture de sécession vis-à-vis de la solidarité nationale encore plus extrême que ce qu’on entend dans la Silicon Valley. »
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Le débat s’anime, ponctué d’interruptions entre les interlocuteurs, mais les positions restent figées. Zucman défend mordicus sa proposition, qu’il refuse de présenter comme « le grand soir fiscal ». Aghion, lui, plaide pour d’autres pistes : rétablissement de l’ISF, taxes mieux ciblées sur les holdings familiales ou les actifs non productifs, ou encore une « taxe Zucman » allégée (0,5% au lieu de 2%) dont seraient exemptées les entreprises de moins de dix ans. De quoi épargner les start-up. « Avec le Danemark et le Luxembourg, la France est déjà le pays qui taxe le plus le capital dans le monde. Et tu voudrais qu’on remette un dispositif en France seulement où des gens qui font des start-up vont devoir se casser les pieds à emprunter, vendre leurs actions à l’État, faire venir des investisseurs. Ce n’est pas réaliste».
Après plus de trente minutes de débat, Gabriel Zucman, sans renier le bien-fondé de sa mesure, entrouvre la porte à des idées d’aménagements. « Il y a quelques dizaines de cas où il va falloir réfléchir à des modalités de paiement. Mais ces cas ne doivent en aucun cas servir d’alibi», explique-t-il. Pas rancunier malgré un public loin d’être acquis à sa cause, l’économiste de gauche fait la promesse de revenir discuter avec les entrepreneurs et investisseurs pour entendre leurs préoccupations. Suscitant, pour une fois, des applaudissements en sa faveur.