Hanoï (Vietnam), envoyé spécial.
Un petit complexe paisible, dans un cadre verdoyant : bienvenue sous la moiteur vietnamienne. Pas le temps de contempler, la pause de 10 h 45 débute, l’enceinte et le micro de l’animatrice sont branchés, et le silence est joyeusement brisé par les cris des enfants, trop heureux de quitter la classe et de se déhancher sur la musique crachée à fond. Caché dans une impasse de Van Canh, à l’ouest de Hanoï, le « village de l’amitié » abrite quelque 120 jeunes venus du nord et du centre du pays.
« Ça va de 14 ans à la trentaine, le plus vieux a 36 ans », explique l’une des institutrices, qui a bien du mal à maintenir l’attention de ses élèves sur le cours de maths. À côté, les salles de broderie, d’informatique ou de couture sont plus calmes, avec des jeunes concentrés sur leurs travaux. « Tout dépend de leurs capacités, explique Mme Ha, la discrète secrétaire générale du village, mais certains d’entre eux peuvent par la suite travailler. Les objets fabriqués sont également vendus. »
La mort semée sur des générations
Atteints de troubles mentaux ou physiques, ces enfants n’ont rien demandé. Ils sont les dernières victimes de l’agent orange, qui continue de hanter les Vietnamiens un demi-siècle après la fin de la guerre. L’épandage du défoliant par les avions de l’armée américaine a semé la mort sur la piste Hô Chi Minh, mais aussi sur des générations : on estime que cinq millions de personnes – pour la plupart vietnamiennes mais aussi cambodgiennes et laotiennes – ont été touchées par la dioxine présente dans cette arme biologique.
© bridgeman
Les nuées de « poudre gluante » que décrivent les résistants de l’époque provoquent encore, chez leurs descendants, des maladies chroniques, des cancers, en plus des malformations chez les enfants. Quelques-uns sont pris en charge ici, dans ces pavillons d’époque coloniale, par une équipe de soixante « mamans », cuisinières, médecins et animatrices.
« Nous leur fournissons l’éducation, un traitement médical, une formation professionnelle, résume le directeur, Nguyen Thang Long. Nous en sommes à la troisième génération, voire la quatrième, et nous continuons. » À l’opposé des salles de classe – et proche de la cantine – se trouve le grand pavillon des vétérans. C’est l’une des particularités du village de l’amitié, qui brasse les générations, comme pour souligner la douleur universelle de la guerre.
Dans une petite chambre aux volets entrebâillés, l’un des pensionnaires laisse respirer son ventre rond, képi kaki flanqué de l’étoile dorée sur la tête. Il ne sait plus si c’était le sien, mais il l’a gardé de l’époque où il sillonnait le maquis du Sud. Il attend justement des étudiants pour leur parler des horreurs de la guerre. « C’est bien que des jeunes viennent nous voir pour qu’on raconte nos histoires, sourit-il avant d’appeler Mme Ha. J’ai un problème aux dents, il faut que tu appelles le dentiste pour qu’il vienne ! »
« En plus des gens, ça a affecté la terre »
Commandés par l’état-major états-unien pour « ramener le Vietnam à l’âge de pierre », dixit le général anticommuniste Curtis LeMay, les 80 millions de litres d’agent orange ont été produits par une quinzaine d’entreprises de l’agrochimie. Parmi elles, Monsanto, Hercules ou Dow Chemical, également impliquées dans l’explosion de l’usine de Bhopal, en Inde.
À défaut de pouvoir attaquer les États-Unis, protégés par l’immunité de faits de guerre pourtant commis bien loin de leur territoire, ce sont ces multinationales qui sont assignées en justice par les victimes du défoliant, regroupées derrière l’infatigable Tran To Nga.
Tout l’enjeu est de reconnaître le zèle des industriels, qui ont rendu l’agent orange encore plus nocif pour maximiser leurs profits. « Les conséquences sont encore très sérieuses, surtout dans le centre et le sud du Vietnam, regrette Nguyen Thang Long. Car en plus des gens, cela a affecté la terre, l’environnement. »
Épandu pendant plus d’une décennie, l’agent orange a en effet ravagé des millions d’hectares de forêts, de cultures et de mangroves vietnamiennes. Partout dans le monde, les jeunes générations qui luttent pour l’environnement s’emparent de ce qu’on a rapidement nommé le « premier écocide de l’histoire », froidement planifié par la première puissance mondiale.
« Parler d’écocide suggère déjà un certain tropisme », osait pourtant l’avocat de Monsanto devant la cour d’appel de Paris en août dernier. Un mépris crasse venu d’une autre époque. Des centaines d’enfants et de vétérans ont été accueillis au village de l’amitié, qui, cinquante ans après la fin de la guerre, poursuit son combat pour soulager les corps et offrir un avenir aux jeunes meurtris par un conflit qu’ils n’ont pas connu.
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