C’est la déflagration. En janvier 2025, Patrice Dartiguenave, habitant de la commune de Bias (Landes), consulte les plans du réseau d’eau potable de sa commune lors des préparatifs pour l’extension de sa maison. Le septuagénaire découvre alors avec stupéfaction l’existence de 225 mètres de canalisations en amiante-ciment, posées dans les années 1970.
L’information le bouleverse d’autant plus que l’amiante, interdit depuis 1997, a tué plusieurs de ses collègues. Pendant trente-trois ans, ce retraité a été salarié de l’usine de papeterie de Mimizan appartenant au groupe Gascogne, déclarée amiantée. « J’ai eu la chance de passer jusque-là au travers des gouttes, mais ça n’a pas été le cas de nombreux salariés », témoigne-t-il. « Une soixantaine ont été déclarés en maladie professionnelle, et une dizaine d’entre eux en sont morts », poursuit-il.
Avec le Collectif des amiantés de Mimizan qu’il préside, le retraité s’investit pour aider les travailleurs de la papeterie à monter des dossiers de maladie professionnelle. Les membres de l’association accompagnent également les veuves de défunts dans leurs démarches. Depuis la découverte de ces tuyaux en amiante, aussi appelés fibrociment, une idée ne quitte plus Patrice Dartiguenave : « Que la tuyauterie ne rejette pas de particules d’amiante. »
« Cette eau amiantée, on peut la boire, on peut se laver avec »
Un objectif qu’il serait bon de claironner au niveau national, car le cas de Bias est loin d’être isolé. En France, 4 % du réseau de canalisations – soit près de 36 000 kilomètres – contiendraient de l’amiante, d’après l’étude publiée en 2020 par l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) pour le compte du ministère de la Transition écologique et solidaire (MTES). Plus inquiétant encore, sur le territoire couvert par l’Agence de l’eau Artois-Picardie, qui comprend les départements du Nord et du Pas-de-Calais, et une partie de ceux de la Somme, de l’Aisne et de l’Oise, la part de conduites amiantées atteindrait 22 %, soit 8 550 km !
Or, certains matériaux amiantés, comme les canalisations, se dégradent et libèrent spontanément des fibres de ce matériau. « Cette eau amiantée, de nombreux Français la boivent, se lavent avec », constate Jean-Michel Cador. Une réalité préoccupante, alors qu’en 2024, 67 % des Français déclaraient consommer de l’eau du robinet tous les jours ou presque, selon une étude du Centre d’information sur l’eau. Pour l’heure, aucune réglementation n’oblige à mesurer régulièrement la présence d’amiante dans l’eau, ni ne définit de seuil maximal. Aucune mention de cette substance non plus sur la plateforme intitulée « Service public de l’eau ».
« C’est un véritable scandale sanitaire », dénonce Giovanni Brandi, professeur d’oncologie médicale à l’université de Bologne. Le scientifique assure que l’ingestion d’amiante via l’eau potable pourrait provoquer des risques de cancers digestifs (cancers de l’œsophage, de l’estomac, foie, pancréas…). Un constat confirmé par deux autres experts joints par l’Humanité. Tous réclament la mise en place de tests réguliers pour mesurer la présence éventuelle de fibres dans l’eau destinée à la consommation courante.
Suez renvoie vers « les autorités sanitaires », Veolia ne répond pas
Malgré nos relances, ni l’Agence de l’eau Artois-Picardie, chargée de collecter les données relatives à l’eau, ni les agences régionales de santé (ARS) n’ont accepté de répondre à nos questions. Seuls certains services des eaux ont communiqué leurs chiffres. Ainsi, au sein de la métropole européenne de Lille, qui regroupe 95 communes, 7 % des 4 300 kilomètres de canalisations sont en amiante-ciment, tandis que pour l’agglomération du Saint-Quentinois, ce taux est de 0,16 %, avec un plan de remplacement en cours (360 mètres en 2023, 800 mètres prévus en 2026).
En revanche, aucun relevé d’analyse de la présence d’amiante dans l’eau potable en France ne nous a été communiqué. Et pour cause… « Il n’existe, à ce jour, aucune norme sanitaire française ou européenne encadrant la concentration en fibres d’amiante dans l’eau distribuée », argue le distributeur Suez, qui ajoute : « La surveillance des taux de concentration d’amiante dans l’eau relève des autorités sanitaires. » L’autre mastodonte du secteur, Veolia, n’a pas répondu à nos demandes.
Des risques de cancers accrus, notamment pour les enfants
Une situation honteuse pour Arthur Frank, professeur de santé publique à l’université Drexel de Philadelphie, qui travaille sur les dangers de l’amiante depuis près de soixante ans. Le chercheur estime que les autorités sanitaires françaises devraient « tout faire pour que les gens n’ingèrent pas de l’eau amiantée ». Jusqu’à proposer que les sociétés productrices d’amiante telles que Eternit et Saint-Gobain soient contraintes de financer le renouvellement des canalisations. Mais les campagnes d’analyses sont pour l’heure inexistantes. Or, la prévalence des cancers digestifs est en hausse, surtout chez les jeunes adultes.
Président du comité scientifique de la Société internationale des médecins pour l’environnement (ISDE), Agostino Di Ciaula s’est penché sur le sujet dans une étude de 2017 intitulée « Ingestion d’amiante et cancer gastro-intestinal : un danger possible sous-estimé ». Le médecin alerte notamment sur l’exposition des enfants. Ils « boivent sept fois plus d’eau par jour et par kilo de poids corporel que l’adulte moyen », indique-t-il. Cela exposerait ainsi les plus jeunes à une possibilité plus élevée de cancer à l’âge adulte.
Pourtant, il apparaît que les remplacements actuels de tuyaux en amiante-ciment se font d’abord pour des raisons de qualité du réseau et non pour des enjeux sanitaires. Une ingénieure spécialisée d’un service des eaux précise : « Le principal problème qu’on a (avec ces conduites), c’est qu’elles cassent. Je n’ai jamais entendu parler de ces canalisations sous le prisme de la santé. » Et ce, pour une raison simple : « Au sein de mon service des eaux, on estime que c’est uniquement la poussière dans l’air qui est dangereuse, pas celle qui pourrait se trouver dans l’eau », poursuit-elle.
« Savoir si les gens peuvent boire de l’eau sans risques »
Qu’en disent les autorités sanitaires ? La Direction générale de la santé (DGS) minimise le risque, affirmant que les canalisations en amiante-ciment deviennent rares et qu’elles sont « placées plutôt dans un environnement favorable, c’est-à-dire parcourues par des eaux calcaires non agressives », limitant la libération de fibres, dans un mail adressé à l’Humanité. Un argument qu’avance également l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) dans son rapport de juillet 2021.
« La mention de ces canalisations sera obligatoire dans les plans de gestion de la sécurité sanitaire des eaux (PGSSE) », explique Anne Novelli, l’une des rédactrices de l’étude de l’Anses. Elle ajoute : « Avec tous les problèmes que (les autorités sanitaires) ont sur l’eau potable, je ne suis pas certaine au niveau national que cette question de l’amiante soit une priorité. »
L’Anses pointe toutefois le manque de données sur le sujet et recommande, comme l’OMS, des analyses pour évaluer la concentration et la nature des fibres d’amiante dans l’eau. La DGS assure avoir engagé des discussions avec le laboratoire d’hydrologie de Nancy sur le sujet.
Patrice Dartiguenave, lui, espère des mesures concrètes et rapides. L’objectif étant de « savoir si les gens peuvent boire de l’eau sans risques ». Avec le Collectif des amiantés de Mimizan, il continue de multiplier les démarches – courriers envoyés à la communauté de communes, aux députés, au ministère de la Santé, à l’ARS… Il a également sollicité les sénateurs (PS) des Landes, Éric Kerrouche et Monique Lubin pour questionner le gouvernement sur ce dossier, ce qu’ils ont fait au mois de février 2025, sans réponse à ce jour. Le président du collectif conclut, à l’adresse des autorités françaises : « Il serait temps d’ouvrir les yeux. »
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