Les bleus à l’âme de Han Kang la Coréenne Nobel de littérature
La vie n’est pas sérieuse. Le prix Nobel de littérature vous tombe dessus à 54 ans, alors que vous buvez un thé avec votre fils unique, chez vous, au calme, dans un quartier historique de Séoul. Vous aimez écrire depuis l’adolescence, vous bénéficiez d’une certaine reconnaissance depuis la publication de La Végétarienne, l’histoire d’une femme qui rejette la viande qu’on tente de lui faire ingurgiter de force jusqu’à finir dans un hôpital psychiatrique et s’imaginer transformée en arbre. Mais vous chérissez par-dessus tout la paix de l’anonymat. Le Booker Prize pour La Végétarienne, puis le Médicis pour Impossibles Adieux (1) vous ont expédiée autour du monde pour d’épuisantes séances de signature. Vous avez joué le jeu. Mais, non, ce que vous préférez, c’est écrire, être avec votre fils, et qu’on vous fiche la paix.
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Que faites-vous lorsque la Suède vous congratule au bout du fil ? Vous exprimez un simple petit contentement qui ne transpire pas l’explosion de joie, non pas parce que vous êtes blasée, mais parce que, m’expliquent des proches, vous êtes discrète et réservée. C’est votre nature, celle d’une âme simple et belle qui n’en rajoute jamais dans l’hyperbole. Votre voix que j’écoute sur internet fait penser au murmure d’un ruisselet. J’imagine que vos interlocuteurs doivent parfois tendre l’oreille en expliquant, par politesse, que c’est à cause de la surdité qui les guette. Vous êtes, bien sûr, emplie d’une joie immense à l’annonce du Nobel, mais celle-ci est contrebalancée par une crainte tout aussi immense : ne plus pouvoir prendre de thé avec votre fils aimé quand ça vous chantera. Ou alors il faudra laisser passer du temps. Mais déjà, la nouvelle fait le tour du monde et la fierté de la Corée du Sud, votre pays.
Bientôt votre portrait envahit les façades vitrées des bâtiments officiels, les gares, les magasins, le métro, les mâts drapeaux de Séoul et d’ailleurs. La librairie grande comme une échoppe que vous possédez dans la capitale est envahie de curieux et de fans, au point qu’il faut la fermer pour ne pas provoquer de troubles à l’ordre public. Des militants de l’extrême droite locale se rassemblent devant l’ambassade de Suède pour exprimer leur indignation : n’avez-vous pas relaté dans Celui qui revient, avec votre façon bien à vous, sombre et poétique, le massacre, en 1980, de milliers d’habitants de Gwangju, votre ville natale, par l’armée aux ordres d’un président despote ? Votre style, votre monde, vos rêves, sont peuplés de visions pas très gaies. Le passé enfui, la solitude, la vie sans issue, la maladie, la folie, la décrépitude. Ces soirs rangés dans mon tiroir (2), le recueil de poèmes qui vient d’être publié, n’arrange pas les choses. Vous parlez « d’or bites vides », « d’ombres noires » ou de « bleu sombre » dans sa version la plus pimpante. Ce n’est pas très gai, mais c’est très beau. Les traductions en français de vos livres – loués soient, entre autres, Kyungran Choi et Pierre Bisiou ! – rendent bien votre scansion poétique habitée de spectres entêtants. Vous vous posez des questions impossibles : le présent peut-il aider le passé ? Les vivants peuvent-ils sauver les morts ? Vous êtes devenue, à l’annonce de votre prix, une célébrité planétaire comme le fut Michael Jackson, votre idole. Vous adorez aussi Bach, Beethoven, Mozart, des pointures certes plus classiques qu’aime interpréter au piano votre fils, musicien accompli. Votre fils, votre fierté. Vous vivez seule depuis longtemps. Pourquoi s’encombrer d’un mari ?
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Mais revenons au Nobel. Avez-vous ébauché quelques pas de moonwalk pour célébrer l’événement ? Ce n’est pas votre genre. Vous êtes plutôt, je l’ai dit, du style posé. Sans que ce ne soit une pose. D’ailleurs, votre père, si fier de vous, a voulu organiser des festivités dans la ville. Il est lui-même écrivain connu en son pays – dans un registre tradi-régionaliste (école de Brive à la sauce locale). Vous n’avez pas trouvé drôle son initiative et vous l’en avez dissuadé. Il était un peu triste, mais si heureux pour vous ! Non, votre Nobel n’est pas une rave-party. Vous en avez administré la preuve plus tard, lors de votre discours de Stockholm, en confessant utiliser votre corps entier pendant des tunnels d’écriture aussi guillerets que des séances de torture. Vous vous servez, confessez-vous, de « tous les détails sensoriels de la vue, de l’ouïe, de l’odorat, du goût, de l’expérience de la tendresse, de la chaleur, du froid et de la douleur, de l’observation de mon cœur qui bat la chamade et de mon corps ayant besoin de nourriture et d’eau, de la marche et de la course, de la sensation du vent, de la pluie et de la neige sur ma peau, de me tenir la main ». L’encre, ou ce qui en tient lieu – le clavier de votre ordinateur –, est le prolongement du sang coulant en vous. Votre écriture, avec ses phrases simples mais percutantes, touche parce qu’elle possède quelque chose d’organique qui donne l’impression que tout est lié. Femme-conscience, femme-machine envoyant des décharges électriques aux lecteurs. « Et quand je sens ce courant se transmettre, je suis étonnée et émue », dites-vous encore. Vous êtes « Mme 100 000 volts » au pays du Matin-Calme.
Il vous arrive maintenant de vous balader en ville, le visage camouflé derrière des lunettes noires et une casquette qui vous tombe jusqu’aux sourcils, comme une star de K-pop. Ce que vous êtes à votre façon, puisque vous avez aussi enregistré un album avec vos propres chansons qui ont du charme, comme si les mânes d’Anne Sylvestre s’unissaient à celles de Françoise Hardy en version hangugeo. Personne en Occident ne le sait, mais vous vous appelez en réalité Gang. Han Gang. A-t-on idée de s’appeler comme un groupe de rap lorsqu’on publie des romans aussi subtils ? Vous êtes désormais, et pour l’éternité, Han Kang, la discrète aux bleus à l’âme.
(1) Grasset, traduit du coréen par Kyungran Choi et Pierre Bisiou.
(2) Sorti le 19 mars chez Grasset, traduit du coréen par Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet.