L’Île du là-haut, d’Adrien Borne: la pesanteur et la grâce
On a fait beaucoup d'histoires sur L'Île du là-haut. « On a dit qu'il y avait de quoi manger, beaucoup, en grande quantité. » On a vu des gens prier, chanter et danser. « On a joué du piano, réaccordé. On a admiré un jardin, le parc, le souffle court. » Il y faisait toujours beau, face au mont Blanc. De quoi rêver ! Et pourtant. On a tenté de fuir aussi. Et, à force d'échouer, on a renoncé. « On s'est habitué. À tout. » Car au sanatorium de S., près de Chamonix, quand on y entrait, c'était pour ne jamais en repartir. On était malade. « À la marge. Pestiféré. »
Adrien Borne est de ces écrivains qui préfèrent l'ombre à la lumière. Il s'est intéressé aux secrets d'une famille dans son premier roman, Mémoire de soie, au tabou de la pédophilie dans son deuxième. Pour son troisième, L'Île du là-haut, il donne une voix à ceux qui se sont battus contre la tuberculose. On écrit « battu », mais l'auteur nous reprendrait sûrement. D'habitude, les combattants ont des stèles érigées à leur gloire. Les malades, eux, n'en ont jamais eu. Qui se souvient de leur lutte, de leur bataille pour tenter de vaincre la mort ?
Des rencontres tragiques et merveilleuses
Septembre 1948. La France chante Luis Mariano. Marcel aussi. Il a 15 ans, il dévale les rues lyonnaises pour rejoindre son copain Andrea. Mais ce jour-là, il ne vient pas. Marcel souffre d'un mal contagieux. Sa mère lui a trouvé une place dans le célèbre sanatorium de S., où jadis vint se reposer Marie Curie. Une chance ! Pourtant, là-haut, claquemuré dans une chambre, Marcel fatigue. L'ennui le ronge. Alors qu'il s'apprête à sortir un peu, il découvre une poire sur le pas de sa porte. Pas vraiment le fruit, non, mais sa réplique en cire. Qui a pu mettre ça là ?
Les semaines passent, Marcel tousse. Il ne peut marcher plus d'une minute sans s'écrouler. Las, il fait trois pas et rencontre Valentine. « Ni malade ni soignante. Une exception. » Soudain, la vie palpite. Les heures prennent la couleur de ses cheveux noirs. « Le sanatorium de S. n'est plus si sombre, plus si triste et calme. » Et Valentine n'est pas la seule à bouleverser son quotidien. Marcel tombe sur Scala. Comment le décrire ? L'homme est incroyablement riche. Il est aussi malade et se cherche un camarade de jeu. Voilà une occasion rêvée pour Marcel, qui pourrait être le fils de tous les patients.
Tout l'art d'Adrien Borne tient ici dans ces rencontres à la fois tragiques et merveilleuses. Les personnages avancent comme des funambules en équilibre fragile. En parallèle de cette histoire, l'auteur en raconte deux autres qui se passent dans les années 1970 et en 2018. On ne révélera pas leur teneur, mais on dira simplement qu'elles aussi tiennent sur un fil. Borne a la plume délicate et d'une telle sensibilité qu'on rechigne à finir son roman. Il faut le lire pour ces mots magnifiques : « on meurt comme on trébuche. On n'est jamais trop méfiant avec le banal », et pour sa force, surtout. Adrien Borne se bat pour faire parler les fantômes. Il ressuscite avec grâce des lieux et des êtres tombés sans mémoire et sans gloire.