Pénuries, insalubrité, corruption... Les hôpitaux publics marocains à bout de souffle

"C'est l'hôpital d'Agadir, regardez les toilettes, regardez l'état ! C'est dégueulasse, c'est sale, est-ce que les malades marocains méritent ça ? Est-ce qu'on est dans un hôpital ou dans une étable pour les animaux ?", s'indigne la personne qui filme les toilettes de l'hôpital Hassan II d'Agadir, dans une vidéo publiée le 16 septembre sur TikTok par le compte afriqueactu1. Sur les images, des déchets jonchent le sol et le lavabo, un balai traîne au milieu de l'insalubrité, tandis que des chats errants déambulent dans les couloirs.

Ces images font écho à l’un des slogans entendus dans les rues depuis le 14 septembre et le début du mouvement GenZ 212 : "Nous voulons des hôpitaux, pas seulement des stades !", scandent les manifestants, qui s'indignent des dépenses réalisées en vue de la Coupe d'Afrique des nations de football 2025 et de la Coupe du monde en 2030, quand leurs hôpitaux, selon eux, périclitent. L'un des éléments déclencheurs de la colère est d'ailleurs la mort tragique en août de huit femmes, en l’espace de dix jours, qui devaient accoucher par césarienne à la maternité de l'hôpital Hassan II d'Agadir, désormais surnommé "l'hôpital de la mort". Ce drame, loin d'être un cas isolé, révèle une crise chronique des établissements publics de santé dans le royaume, où les défaillances structurelles s'accumulent depuis des années.

Une autre vidéo du même établissement, publiée le 13 septembre, révèle une scène encore plus accablante que la première : on y voit encore plus de chats et des restes de nourriture abandonnés un peu partout. En commentaire, une internaute affirme : "On peut croiser ce genre de scène un peu partout au Maroc, rien de nouveau malheureusement." D'autres images montrent un homme laissé à même le sol dans une salle vide, elle aussi en piteux état.

Capture d’écran de la vidéo de liberal.fr publiée sur TikTok le 31 août 2025.
Capture d’écran de la vidéo de liberal.fr publiée sur TikTok le 31 août 2025. © TikTok

Selon un rapport publié en 2024 par le Conseil national des droits de l’Homme (CNDH), une institution marocaine indépendante chargée de promouvoir et de protéger les droits humains dans le pays, le budget de la Santé ne représente que 6 à 7 % du budget de l’État, loin des 15 % fixés par la Déclaration d'Abuja de l'Union africaine en 2001. Le pays fait aussi face à une grave pénurie de personnel médical : à peine 2 300 médecins exercent dans le public, dont la moitié entre Rabat et Casablanca, alors qu’il en faudrait 32 000 – ainsi que 65 000 infirmiers – pour répondre aux besoins de la population, toujours selon le rapport du CNDH.

"Le simple état des hôpitaux suffirait à vous rendre malade"

Les images de l'hôpital Hassan II d’Agadir ne constituent pas une exception. El Mehdi (pseudonyme), étudiant en médecine passé par plusieurs établissements publics comme l'hôpital Mohammed V de Safi ou le CHU Ibn Rochd de Casablanca, l’affirme : ces conditions sont monnaie courante dans les hôpitaux publics du royaume. Elles illustrent une crise de la salubrité et de la stérilisation qui touche l'ensemble du système.

El Mehdi raconte :

"Le simple état des hôpitaux suffirait à vous rendre malade. La stérilisation est un énorme problème dans de nombreux établissements, y compris à l'hôpital de Safi. Ils n'ont pas d'autoclave pour stériliser les instruments médicaux. Mes amis et moi, nous trempons nos outils dans de l'alcool ou de la Bétadine toute la nuit, juste pour les désinfecter tant bien que mal. C'est un spectacle lamentable dont la plupart des Marocains ne sont pas conscients. Le citoyen moyen ne découvre la réalité qu'en se rendant lui-même à l'hôpital.

Il y a très peu de personnel et un manque presque total de matériel : compresses, fils de suture, plâtres… Nous devons parfois demander aux patients d’acheter eux-mêmes ce dont nous manquons. Les gants sont si rares que nous sommes obligés de les laver, les sécher et les réutiliser, ce qui va à l’encontre de tout ce que nous avons appris. Un infirmier militaire venu en stage à Safi, habitué à travailler dans des hôpitaux qui, eux, sont parfaitement équipés, a été choqué en découvrant cette situation et la nécessité de réutiliser le matériel."

"Dans les campagnes, c’est encore pire. Certains dispensaires n’ont ni matériel, ni médecins"

Yasmine (pseudonyme) est médecin au CHU Ibn Rochd de Casablanca :

"Tout manque et de plus en plus. Je me souviens, quand j'avais commencé, l'hôpital avait plus de moyens que maintenant, lorsqu'on est parfois amenés à prescrire au malade les tubes pour recueillir leurs prélèvements sanguins, alors qu’on devrait en avoir dans l’établissement."

Une pénurie encore plus criante dans les zones rurales, selon Hajar, patiente de Casablanca :

"Dans les campagnes, c’est encore pire. Certains dispensaires n’ont ni matériel, ni médecins. Les ambulances transportent les malades jusqu’en ville avec des véhicules non équipés."

Corruption et absentéisme…

Autre enjeu : la corruption, qui touche toutes les classes sociales et tous les secteurs, en particulier l'éducation et la santé. L'étude nationale sur la corruption menée en 2023 par l'Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption (INPPLC) révèle que les citoyens marocains considèrent le secteur de la santé comme le plus gangrené par ce fléau : 68 % d'entre eux estiment que la corruption y est répandue, voire très répandue.

El Mehdi témoigne de cette réalité quotidienne :

"C’est surtout chez les infirmiers et les agents de sécurité, parfois même chez les médecins. Ils exigent un paiement des citoyens aux urgences, alors qu'ils ne devraient rien payer. Le triage est un vrai chaos : sauf en cas d'hémorragie ou de problème grave, il faut attendre longtemps. Et les infirmiers exigent de l'argent pour vous faire passer en priorité, ce qui revient à payer pour éviter d'attendre des heures."

À la corruption s'ajoute un absentéisme chronique des médecins. Hajar l'explique :

"Beaucoup de médecins sont payés par l'hôpital, mais travaillent à temps partiel pour aller opérer dans des cliniques privées, et personne ne contrôle vraiment ça. Du coup, il y a beaucoup d'absentéisme : surtout la nuit ou aux urgences, il n'y a souvent aucun médecin. Les chirurgiens, par exemple, sont souvent absents parce qu'ils préfèrent aller opérer dans le privé."

Une réalité qui peut avoir des conséquences dramatiques pour les patients. El Mehdi raconte :

"Des gens meurent dans les hôpitaux alors que leurs décès auraient pu être évités. Beaucoup de médecins partent travailler dans des cliniques privées pendant leurs heures de service à l’hôpital public. Il y a quelques jours, une personne est arrivée aux urgences avec une crise cardiaque. Elle aurait dû être prise en charge par la cardiologie… mais il n'y avait personne. La réanimation n'a pas pu l'accueillir non plus. Elle a dû se rendre dans une clinique privée. Voir sa famille bouleversée m’a profondément affecté : on ne pouvait rien faire, alors qu’un cardiologue aurait dû être présent, ou au moins de garde."

… permis par un manque de contrôles

Ces dysfonctionnements – corruption, absentéisme, détournements – prospèrent dans un environnement dépourvu de contrôle efficace. El Mehdi dénonce cette absence de surveillance réelle :

"Il n’y a pas assez de contrôles sur le personnel. Certains infirmiers volent des médicaments pour leur usage personnel ou pour les revendre, et les inspections sont très rares. Vous vous souvenez des mères décédées à Agadir ? Quand le ministre de la Santé a annoncé qu’il venait, l’hôpital s’est préparé : ils ont reçu des machines neuves, encore dans leur emballage plastique. Elles n’ont jamais été utilisées.  Ils ont fait la même chose à l'hôpital de Safi quand ils ont entendu que le ministre se déplaçait. Ils ont reçu de nouvelles choses et nous ont dit "Ne touchez pas", puis les ont enfermées dans une pièce."

Sur une vidéo publiée le 20 septembre par le média marocain Barlaman Today sur son compte Instagram, le docteur Ahmed Farissi, chirurgien à l'hôpital Hassan II d’Agadir, montre les machines emballées qu’évoque notre Observateur. Il n’est cependant pas possible de vérifier de façon indépendante si ces machines n’ont jamais servi.

Capture d’écran de la vidéo du média Barlaman Today publiée sur Instagram le 20 septembre. Un chirurgien de l'hôpital Hassan II d’Agadir affirme que l'hôpital a reçu un nouveau scanner.
Capture d’écran de la vidéo du média Barlaman Today publiée sur Instagram le 20 septembre. Un chirurgien de l'hôpital Hassan II d’Agadir affirme que l'hôpital a reçu un nouveau scanner. © Instagram

 

Le ministre de la Santé, Amine Tahraoui, se trouve au cœur des critiques du mouvement GenZ 212, qui réclame sa démission, critiquant le fait qu’il n’a pas d'expérience dans le domaine de la santé.

À la suite du scandale entourant le décès de huit femmes, le ministre de la Santé a entamé une tournée de plusieurs hôpitaux marocains. Le ministère a communiqué sur ces déplacements sur les réseaux sociaux, avec notamment une vidéo de la visite du ministre à l’hôpital Mohammed V de Meknès le 18 septembre.

 

"Beaucoup ne font plus confiance aux hôpitaux publics"

Dans un contexte où les hôpitaux publics manquent cruellement de moyens, la tension entre soignants et patients ne cesse de s’accentuer. Pour le personnel médical, ces conditions de travail éprouvantes pèsent lourdement sur le moral et la santé mentale, comme l’explique Yasmine.

"C’est extrêmement éprouvant. On doit gérer les faux problèmes du quotidien liés au manque de moyens. Le CHU dispose d’experts inégalés dans presque toutes les spécialités, mais on ne leur donne pas de quoi faire le travail comme il se doit."

Ce manque de ressources alimente la colère des patients, parfois jusqu’à la violence.

"Dans la salle d’admission des anciennes urgences où j’ai travaillé pendant deux ans, le bureau et la chaise étaient cloués au sol par mesure de sécurité, après que des patients se sont déjà montrés violents envers le personnel", raconte Yasmine.

Pour El Mehdi, cette agressivité s’explique avant tout par la détresse.

"Leur colère est compréhensible. Face à la corruption et aux dysfonctionnements, les gens finissent frustrés et méfiants. Beaucoup ne font plus confiance aux hôpitaux publics. Ils y vont par obligation, faute d’alternative, et ne croient plus qu’en quelques médecins réputés."

Contacté par la rédaction des Observateurs, le ministère de la Santé n’a pas donné suite à nos sollicitations. Le 1er octobre, le ministre Amin Tahraoui a toutefois présenté au Parlement les grandes lignes de la réforme du système national de santé. Ce plan d’envergure ambitionne de moderniser les infrastructures, renforcer les effectifs et améliorer la gouvernance du secteur. Il prévoit notamment la construction d’un nouvel hôpital universitaire, l’ajout de plus de 3 500 lits, la rénovation de 1 400 centres de santé et la modernisation des hôpitaux régionaux. La réforme comprend également la création de nouvelles instances de régulation et la refonte de plusieurs services hospitaliers jugés défaillants.