Ces seins obus qui divisent les trumpistes et les féministes
Septembre dernier, sur le podium du défilé Dolce & Gabbana de l’été à venir, des avatars de Marilyn Monroe se succèdent. Casque de boucles platine, moue boudeuse, taille marquée et seins coniques… On ne fait pas plus pin-up ! Sur son site, le duo de créateurs italiens revendique cette ultra-féminité : « Le soutien-gorge, inspiré des années 1950, occupe le devant de la scène et devient un look à part entière. Il s’associe sans efforts à des trenchs surdimensionnés, des robes fendues, des hauts en dentelle et des corsets, créant ainsi une expression audacieuse mais sophistiquée de la féminité. »
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Un soutien-gorge aux bonnets pointus qui, en fait, est né dans les années 1930. Si les spécialistes de la lingerie se déchirent sur sa paternité, il est établi que l’un des premiers modèles du genre naît en 1939. Cette année-là, « un des best-sellers de l’histoire du soutien-gorge est mis au point, avec des bonnets plus profonds et des surpiqûres circulaires qui font des seins très pointus et bien galbés (parfois même, le bout est renforcé) », raconte Béatrice Fontanel dans Corsets et soutiens-gorge. L’épopée du sein de l’Antiquité à nos jours (Éditions de La Martinière). Bientôt, il deviendra l’emblème des dessous de l’après-guerre. « En 1950, plus que jamais, la mode est aux seins globes, haut placés. L’esthétique pin-up bat son plein : Jane Russell, Gina Lollobrigida, Jayne Mansfield, Sophia Loren, Anita Ekberg, Sandra Milo font la ronde dans les fantasmes masculins, poursuit l’auteur. Une des théories psychanalytiques de la vogue de ces poitrines engloutissantes est que, dans le monde affamé d’après 1939-1945, tout comme dans les années post-napoléoniennes par exemple, la poitrine féminine hypertrophiée fonctionne comme une sorte d’oreiller nourricier et consolateur. »
L’iconographie de l’Amérique florissante de l’après-guerre diffuse les images d’une nouvelle silhouette féminine, habillée dans des vêtements de confection et confortables, tels les pull-overs qui moulent la poitrine, vendus par les industriels outre-Atlantique. Le vocabulaire en vigueur change lui aussi. Les termes « bullet » (balle) ou « torpedo » (torpille) évoquent l’univers martial, transformant les seins en obus et le soutien-gorge en arme de destruction massive. Dans un article du quotidien Detroit Free Press publié en 1988, Edward Maeder, alors conservateur des costumes et textiles au Musée d’art du comté de Los Angeles, raconte : « Nous avions obtenu la bombe atomique, l’amélioration de la vie grâce à la chimie, et tout cet optimisme naïf produisait des vêtements très flamboyants, et rien ne pouvait être plus flamboyant que la poitrine des années 1950. Dans les “bullet bras” se trouvaient en fait des armes mortelles. » C’est cette même « militarisation de la féminité » (selon la formule de la critique américaine du New York Times Vanessa Friedman) que le défilé Miu Miu de l’hiver prochain et ses jeunes femmes fifties, aux soutiens-gorges coniques pointant sous de fins sweaters, replaçait au centre des conversations.
« En cette période difficile, nous avons besoin de la féminité pour nous relever »
Muccia Prada
Remis sur le devant de la scène dans les années 1980 par Jean Paul Gaultier (qui en équipe le corset de Madonna lors de sa tournée « Ambition Tour » en 1990), ces seins exagérés sont à l’époque autant une parodie du glamour que l’apologie d’une féminité puissante, voire dominante, dans un renversement des rôles qui a toujours inspiré l’enfant terrible de la mode. Mais quarante ans plus tard, le « bullet bra » prend une tout autre signification de l’autre côté de l’Atlantique, désormais arboré par les reines du mouvement « trad wife », très populaire notamment dans les cercles trumpistes. Ces femmes, souvent jeunes, se disent nostalgiques d’une société à la Mad Men, d’une époque qu’elles n’ont pas connue, et désireuses de rester au foyer comme leurs aînées il y a soixante-quinze ans… De quoi faire sortir de ses gonds une Miuccia Prada qui a passé sa vie de créatrice à déconstruire les clichés liés au vêtement féminin. « En cette période difficile, nous avons besoin de la féminité pour nous relever », rappelait-elle en backstage après le défilé Miu Miu. En décembre, c’était Kim Kardashian qui défrayait la chronique, toute poitrine en avant, dans une campagne pour sa marque Skims filmée par l’Américaine Nadia Lee Cohen dont l’esthétique très kitsch entre Cindy Sherman et de Lolo Ferrari, se réapproprie les codes de la femme objet pour mieux les questionner.
« Aujourd’hui, la récupération de ce soutien-gorge par la mode sonne plutôt comme le retour d’une sensualité émancipée, analyse Laura Damin, acheteuse lingerie au Bon Marché Rive Gauche. Il est sans doute un peu tôt pour dire s’il sera de nouveau un succès commercial, mais on observe déjà chez certaines marques une volonté de valoriser les femmes, leur silhouette et leurs formes, et de les aider à s’assumer de plus en plus, à travers la lingerie. Le sous-vêtement devient une forme d’expression personnelle, d’affirmation. » Même constat pour Angèle Marrey, réalisatrice du documentaire Bénissez nos seins (2023) : « La montée de certains mouvements radicaux menace les droits des femmes, leur santé et leur corps. En ces temps troublés, qui vont sûrement l’être encore plus, la meilleure façon de résister en tant que femme est de ne pas se cacher. Cela passe entre autres par une façon de s’habiller différente, qui va mettre en lumière les formes, à l’instar du soutien-gorge conique. Ce dernier peut être vu comme une arme de guerre : le sein devient alors un élément de puissance, le symbole d’un certain pouvoir. »