REPORTAGE. "Ce n'est pas de la fiction" : en Roumanie, les défenseurs des droits humains redoutent le pire si l'extrême droite remporte la présidentielle
Elena Calistru a les petits yeux des lendemains difficiles. Le portable de la présidente de l'association Funky Citizens, qui cherche à renforcer la démocratie en Roumanie, n'arrête pas de vibrer. La militante enchaîne les rendez-vous avec les médias en ce 5 mai. La veille, les locaux de son organisation situés dans une vieille bâtisse de Bucarest aux plafonds hauts étaient pleins à craquer. Les bénévoles s'assuraient que le premier tour de l'élection présidentielle se déroulait sans accroc.
Le candidat nationaliste, George Simion, leader de l'Alliance pour l'unité des Roumains (AUR), y est arrivé très largement en tête, récoltant plus de 40% des suffrages. Sa possible victoire lors du second tour, dimanche 18 mai, où il affrontera le maire de Bucarest, Nicosur Dan, donne des sueurs froides aux organisations de défense des droits humains.
George Simion, issu d'un parti qui compte des membres liés à des groupuscules d'ultradroite, comme le rappelle La Croix, a multiplié les attaques contre les médias et les institutions roumaines, coupables, selon lui, d'avoir précipité l'annulation du premier tour de l'élection présidentielle du 24 novembre. Calin Georgescu y était arrivé en tête à la surprise générale. L'ancien candidat populiste, exclu par la Cour constitutionnelle roumaine d'une nouvelle course à la présidence, fait face à des soupçons d'ingérence étrangère grâce à une campagne en ligne via TikTok, et l'opacité de ses comptes de campagne.
Dégagisme et décadence
Alors que les Roumains sont pris d'un élan dégagiste, qui vise la coalition sociale-démocrate-libérale au pouvoir, le résultat du second tour de dimanche inquiète Elena Calistru. Si "quasiment aucun incident n'a été signalé dans les bureaux de vote lors du premier tour", il n'est pas possible d'en dire autant pour la "campagne qui s'est déroulée en ligne". "Les autorités n'ont pas totalement tiré les leçons du scrutin de novembre et n'ont pas réussi à expliquer pourquoi il a été annulé", souligne la militante. Résultat : les fausses informations se sont à nouveau répandues sur les réseaux sociaux, dont TikTok, particulièrement populaire en Roumanie, souligne une note de l'ONG.
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La spécialiste, comme d'autres observateurs, dénonce la "probable ingérence étrangère de la part de la Russie" qui favorise George Simion. "Parmi les récits propagés en ligne, il y a l'idée que nous serions traités comme un pays de seconde zone par l'UE ou que l'Occident est décadent et veut forcer tout le monde à être LGBT+", explique-t-elle. Des thématiques reprises par George Simion pendant sa campagne, lui qui se dit inspiré par l'action du Premier ministre hongrois, Viktor Orban, comme l'explique Euronews.
Plusieurs lois réduisant la liberté d'expression et s'attaquant aux personnes LGBT+ ont été adoptées ces dernières années par le pays d'Europe centrale. En cas de victoire du candidat nationaliste, Elena Calistru anticipe "l'aggravation de la polarisation de la société". Surtout, elle s'émeut de voir la violence en ligne se "transformer en violence dans le monde réel". Il y a quelques mois, un homme est entré dans les locaux de Funky Citizens et a menacé "de frapper" les bénévoles, raconte la présidente de l'ONG.
Une explosion de l'homophobie en ligne
Andrei Luca et Sergiu Marinescu, respectivement directeurs du développement et de la communication de l'association LGBT+ Mozaiq, ont vécu des expériences similaires ces derniers mois. Les deux hommes ont fait face à plusieurs opérations d'intimidation sur les réseaux sociaux, certaines incluant l'adresse de leurs locaux. "Dans ces menaces de mort, on nous promet de nous faire exploser, de nous brûler", assure Sergiu Marinescu. L'association a été obligée "de réfléchir à sa sécurité", enchaîne sérieusement Andrei Luca, notant que "certains employés ne voulaient plus apparaître sur le site de l'association".
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Face aux menaces, l'ONG a décidé de changer la grille d'entrée de ses locaux et d'installer une caméra de sécurité. Des plaintes ont été déposées, "sans résultat" pour l'instant. Les droits LGBT+ ne sont pas un sujet porteur en Roumanie. Au sein de l'UE, le pays occupe la dernière place du classement annuel de l'Association internationale des personnes LGBT (Ilga-Europe).
Durant la campagne, les activistes ont aussi observé une forte augmentation des discours homophobes et transphobes en ligne, en écho aux vues conservatrices de George Simion. "Nous sommes devenus le principal bouc émissaire de la campagne avec les immigrés", conclut Sergiu Marinescu, qui dénonce "un contexte international moins favorable aux droits des personnes LGBT+, notamment aux Etats-Unis".
Un exemplaire de La religion woke, de Jean-François Braunstein, traduit en roumain, traîne sur une table de réunion. L'universitaire français, pour qui le "wokisme" est une religion qui déstabiliserait nos sociétés, est venu donner une conférence à Bucarest le 10 mai. Sergiu Marinescu étudie l'ouvrage pour comprendre les arguments de ses adversaires.
Le militant pointe également le risque de "tarissement" des financements des associations. "La société civile roumaine est très peu financée par des subventions locales et reçoit surtout de l'argent d'Etats et d'organisations internationales comme l'UE", détaille-t-il. Mosaiq, vient ainsi de perdre son financement américain de l'Usaid, conséquence des coupes budgétaires de Donald Trump, tandis que les Pays-Bas ont réduit la somme versée à l'association. Les militants ont été obligés de réduire l'ampleur de plusieurs de leurs actions.
"Regardez ce qui se passe aux Etats-Unis"
Autre inquiétude, le recul de certains indicateurs démocratiques. La Roumanie est passée de "démocratie imparfaite" à "régime hybride" en 2024, selon l'indice de démocratie de The Economist, rapporte Romania Insider. Le pays a également chuté de la 49e place à la 55e dans le classement 2025 de Reporters sans frontières sur la liberté de la presse. Si l'ONG salue "un paysage médiatique diversifié et relativement pluraliste", elle s'inquiète du "manque de transparence du financement des médias – notamment concernant les fonds publics des partis politiques".
De fait, le contexte actuel pèse sur les minorités. "La victoire de l'extrême droite nous inquiète, en tant qu'ONG, mais surtout en tant que personnes LGBT+", souligne Sergiu Marinescu.
"De nombreuses personnes de notre communauté réfléchissent à quitter le pays. Il y a déjà eu de nombreux départs ces dernières années, car les gens ne se sentent pas en sécurité."
Sergiu Marinescu, directeur de la communication de l'association LGBT+ Mozaiqà franceinfo
A quelques rues des locaux de Mozaiq, Anda Constantin, membre de l'ONG Roma for Democracy, admet s'être posée la même question. "L'hiver dernier, après les menaces de mort que nous avons reçues, je me suis demandé si j'étais prête à rester et à me battre", explique la militante, au verbe sûr. Son organisation, qui a, elle aussi, renforcé la sécurité de ses locaux, s'attache à protéger les droits civiques et à améliorer la participation des Roms au processus démocratique.
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Malgré le vote massif de cette communauté en faveur de George Simion, la militante s'inquiète des conséquences d'une possible victoire du candidat d'extrême droite pour l'avenir de sa communauté. Elle cite la politique de Donald Trump, une source d'inspiration de George Simion. "Regardez ce qui se passe aux Etats-Unis où des gens peuvent être kidnappés par la police de l'immigration en pleine rue. C'est la preuve que les choses peuvent vraiment changer du tout au tout, en un instant, soupire Anda Constantin. Ce n'est pas de la fiction, c'est la vraie vie."
"Quand les gens sont attaqués, ils ont tendance à réagir"
Alors, que faire en cas de basculement du pays le 18 mai ? Comment lutter pour la démocratie et les droits humains, si l'on est visé par le nouveau pouvoir en place ? Face au ras-le-bol de la population vis-à-vis des élites, Elena Calistru estime qu'une partie de la réponse se trouve dans la manière dont les ONG s'adressent aux Roumains.
"Les gens sont peut-être en colère et désabusés, mais ils ne sont pas stupides. Nous devons être capables de mieux communiquer nos arguments."
Elena Calistru, présidente de l'ONG Funky Citizensà franceinfo
Si la présidente de Funky Citizens espère que l'UE agira en cas de menace, les exemples hongrois ou slovaque n'incitent pas Anda Constantin à l'optimisme. "Les Roms sont la plus grande minorité ethnique d'Europe. Mais au niveau international, l'intérêt pour notre cause a vraiment baissé." Tout juste espère-t-elle que les "intérêts" des Roms "coïncideront avec ceux d'une cause plus large".
Andrei Luca se rassure en se disant que la victoire de George Simion pourrait agir comme un électrochoc. "Quand les gens sont attaqués, ils ont tendance à réagir", estime-t-il. Le militant garde en mémoire le référendum de 2018, visant à inscrire dans la Constitution l'interdiction du mariage pour tous. La "forte mobilisation de la société civile" avait, à l'époque, permis de mettre le gouvernement en échec.
Ce reportage a été réalisé avec l'aide d'Adina Florea, journaliste roumaine, pour la préparation et la traduction.