REPORTAGE. "Il m'arrive encore de renifler ses vêtements" : après trois ans de guerre en Ukraine, les rêves brisés des jeunes veuves de soldats

Après trois ans de guerre en Ukraine, impossible de connaître précisément le nombre de soldats morts au combat.

Seule certitude : ces hommes laissent derrière eux des milliers de familles, fiancées et épouses.

Parmi elles, certaines n'ont même pas 30 ans et se retrouvent déjà veuves de guerre.

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"Il m'arrive encore de renifler ses vêtements" : après trois ans de combats en Ukraine, les rêves brisés des jeunes veuves de guerre

Raphaël Godet et Pierre-Louis Caron

Publié

Olga Shysholova, 23 ans à peine, consulte régulièrement le groupe Facebook "We are Together" ("Nous sommes ensemble"), véritable espace d'échange et d'entraide. Avec son fiancé, Vadym, elle était sur le point de se marier, d'acheter une voiture et de déménager dans le sud de l'Ukraine, à Odessa. Anastasiya Skyba, une autre membre de 28 ans, rêvait de reprendre une ferme bien plus au nord avec son mari, Davyd, pour planter du blé et élever des cochons. Valentyna Chudenovych, 25 ans, préparait une excursion à travers les montagnes des Carpates avec son époux, Maksym. Autant de projets qui ne verront jamais le jour, leurs conjoints étant tombés au combat. 

Veuves de guerre avant l'âge de 30 ans, entourées, mais souvent rattrapées par la solitude, ces trois Ukrainiennes nous ont accueillis chez elles, à Rivne, Tchernihiv et Kolomyia. Elles nous ont raconté leur tragique histoire, de l'annonce de la disparition au deuil parfois impossible. L'occasion aussi pour ces jeunes femmes de confier leurs souhaits pour l'avenir et décrire le regard ambigu que la société ukrainienne pose sur elles.

Olga Shysholova Olga Shysholova
Olga, 23 ans Vit à Kolomyia
Etait en couple avec Vadym

Un bouquet flétri trône devant le meuble télé. Six mois qu'il est là, mais Olga Shysholova n'arrive pas à se résoudre à le jeter. Sa voix tremble. Elle craque. "Ce sont les dernières fleurs que Vadym m'a offertes. C'était pour mon anniversaire. Il est mort dix jours après." Cheveux noirs lissés au fer, la jeune femme de 23 ans reçoit dans sa chambre, à Kolomyia, ville de 60 000 habitants de l'ouest de l'Ukraine. Derrière elle, un gros nounours rose, un portrait de Marylin Monroe et des poupées.

Assise en tailleur sur son lit, elle fait le récit minute par minute de la soirée du 6 août 2024, lors de laquelle sa vie a basculé. Vers 22 heures, on l'informe qu'un tir de mortier russe vient de toucher Vadym, son "très beau" mitrailleur d'1m96, déployé à Starytsia, dans la région de Kharkiv. Il est "code 300", lui dit le commandant de l'unité, c'est-à-dire blessé. Affolée, Olga doit patienter une longue heure avant d'apprendre la terrible nouvelle.

Commandant Vous êtes là ?

OlgaTout à fait

L'équipe d'évacuation est arrivée sur la position, mais malheureusement Vadym est mort…

Tenez bon, mes sincères condoléances…..

Qu'est-ce que vous voulez dire ?

Vraiment ?

Oui malheureusement

Mes condoléances

C'est vrai ?

Retournez le corps

Vous avez pu récupérer le corps ?

L’équipe d'évacuation l'a identifié et va le rapatrier sans faute.

"La dernière fois que nous nous sommes parlé, c'était le 2 août, quatre jours avant sa mort, resitue Olga. C'était une conversation très normale. Je n'ai pas eu le moindre pressentiment. Vadym me disait toujours : 'S'il te plaît, ne me dis pas au revoir. Dis-moi juste 'à bientôt'.' Il me l'a encore redit ce jour-là."

"J'étais incapable de bouger"

Jusqu'à l'identification du corps, quelques jours plus tard, Olga Shysholova a encore l'espoir qu'il s'agisse d'une erreur. Les employés de la morgue tirent le drap. C'est bien lui. Malgré la barbe fournie, elle reconnaît ses fossettes et la mâchoire de serpent qu'il s'était fait tatouer sur la jambe droite. Il avait 22 ans. "Je suis restée debout à regarder le corps. Je tremblais. J'étais incapable de bouger ou de dire quoi que ce soit." Présente à ses côtés, la mère de Vadym perd connaissance.

Pour être accompagnée dans son deuil, Olga rejoint le groupe Facebook "We are Together", réservé aux veuves de guerre. "On se partage des photos, des conseils. Je ne suis pas encore à l'étape de l'acceptation, mais j'ai le sentiment de faire partie d'une communauté de femmes qui comprennent ce que je traverse, se rassure-t-elle. Je me suis rapprochée d'une femme de 47 ans, qui a perdu son mari il y a deux ans et demi. On s'écrit régulièrement, elle m'aide à aller mieux."

"Quelque temps après la mort de Vadym, j'ai pu parler avec le soldat qui a essayé de lui sauver la vie en lui posant un garrot. Je voulais savoir s'il avait souffert, s'il avait prononcé des derniers mots. Il m'a répondu que non, que tout était allé très vite."

Olga a conservé de son compagnon une paire de lunettes de soleil, un chapeau, une casquette et une veste. "Tout ça, c'était à Vadym".

"Il m'arrive de renifler ses vêtements", confesse-t-elle l'air gêné. "Mais je me force à ne pas trop le faire, car ça me fait beaucoup de mal."

A l'automne, Olga et Vadym auraient dû se dire "oui". Ils mettaient de l'argent de côté pour s'acheter une voiture. "On voulait déménager à Odessa dès la fin de la guerre.

A la place, elle est retournée vivre chez ses parents. Quand elle fait les courses, elle continue d'acheter des canettes de boisson énergisante, "la marque préférée de Vadym". Elle remplit deux verres, "un pour moi, un pour lui". Entre deux gorgées, elle discute avec son compagnon disparu, à travers son portrait encadré de bois noir. Sa façon à elle de le "garder vivant".

Valentyna Chudenovych Valentyna Chudenovych
Valentyna, 25 ans Vit à Rivne
Etait mariée avec Maksym

Dans la cuisine de son petit appartement de Rivne, ville de l'ouest de l'Ukraine, Valentyna Chudenovych vérifie l'heure sur son téléphone. "Ma fille Mariana est à l'école, j'irai la chercher à 18 heures. Heureusement que c'est à côté, car je n'ai pas de voiture. C'est mon mari qui conduisait." 

Un an et demi plus tôt, le 27 juillet 2023, Maksym a disparu sur le front dans le secteur de Robotyne, près de Zaporijjia. Il avait 25 ans. "La veille au soir, on avait pu discuter un peu. J'avais ensuite passé une mauvaise nuit, pleine de cauchemars, que je lui avais racontée par messages", retrace Valentyna. Ces derniers textos n'ont jamais été lus. 

D'après le rapport d'enquête, le jeune soldat mobilisé dans la Garde nationale – qui avait demandé à être envoyé sur le front – a été tué par des tirs d'artillerie lourde vers 6 heures ce matin-là. "L'une des dernières choses qu'il m'a dites, c'est 'Tout sera l'Ukraine', un slogan contre l'invasion russe qu'il aimait répéter", se souvient Valentyna, léger sourire en coin. Pour les proches de Maksym, l'annonce du drame marque aussi le début d'un interminable périple.

"J'ai dû me battre pour obtenir les documents officiels, et nous n'avons pas récupéré son corps", se lamente Valentyna.

Seul un os, provenant de la colonne vertébrale du soldat, a pu être retrouvé sur le champ de bataille. Après un test ADN croisé avec celui de leur fille, le fragment a été authentifié.

C'est d'ailleurs la seule chose que la famille a pu mettre dans le cercueil, accompagné d'un uniforme militaire tout neuf.

Malgré ces funérailles, organisées en novembre 2023, Valentyna a toujours de profonds doutes sur la situation de son mari. "Peut-être a-t-il été gravement blessé, puis capturé par les Russes", veut croire celle qui "consulte constamment" les groupes dédiés aux prisonniers de guerre sur la messagerie Telegram. 

Lorsque sa fille Mariana, désormais âgée de 3 ans, réclame son père en pleurant, elle répond que "papa est au front". Une fois, seulement, elle l'a emmenée au cimetière, le jour de l'anniversaire de Maksym. Sur une vidéo, captée ce jour-là, sa petite joue, l'air de rien, au pied de la tombe de son père, couverte de drapeaux et de fleurs.

"Ma fille est encore trop jeune pour comprendre quoi que ce soit."

Valentyna veut protéger sa fille de la guerre. Mais la mission se révèle parfois impossible, comme lorsque les sirènes d'alerte aux attaques aériennes retentissent dans la nuit. "Nous vivons tout près d'un endroit que les Russes essaient de détruire", explique Valentyna, sans en dire davantage. Fin novembre, une explosion et un incendie les ont réveillées en sursaut. Depuis sa fenêtre, elle a filmé les dégâts et l'arrivée des pompiers. Dans ce contexte de peur permanente, elle est fière de pouvoir travailler à plein temps et de poursuivre ses cours de conduite.

Elle s'énerve. "La société n'en a rien à faire de nous, les femmes de soldats disparus. On doit se débrouiller toutes seules". Elle n'attend de l'aide ni de l'Etat, ni de personne. "Aux services sociaux, les autres veuves ont dix ou quinze ans de plus que moi, je suis en décalage." Certaines s'étonnent de croiser un visage si jeune dans les couloirs. Si Valentyna a accepté les médailles à titre posthume, elle refuse pour l'instant qu'une plaque soit apposée sur l'ancienne école de Vadym, comme c'est l'usage pour les soldats tombés au front.

"On rendra tout quand Maksym reviendra"

En Ukraine, l'Etat propose une compensation financière de 15 millions de hryvnias (346 000 euros) aux femmes dont le mari a été tué au combat. Cet argent, versé en plusieurs fois, est à partager entre les partenaires et les parents du défunt. Pour l'obtenir, le couple doit être marié ou avoir vécu au moins cinq ans sous le même toit. 

Ce dédommagement suscite des polémiques dans le pays, où le revenu moyen est de 400 euros : la somme est vingt fois plus importante que celle que touchaient les veuves après le début de la guerre dans le Donbass en 2014 (650 000 hryvnias à l'époque, soit 15 000 euros).

L'allocation pour veuves de guerre ? "Oui, je l'ai reçue, mais je ne veux pas y toucher", confie Valentyna, qui travaille à plein temps dans la vente en ligne. Sauf pour de petits travaux dans l'appartement, réalisés ces derniers mois. "Mais on rendra tout quand Maksym reviendra."

Anastasiya Skyba Anastasiya Skyba
Anastasiya, 28 ans Vit à Tchernihiv
Etait mariée avec Davyd

Parfois, Kira s'avance à quatre pattes jusqu'au portrait posé dans la chambre. "Elle s'approche du cadre et dit : 'Papa, papa, papa'", imite sa mère, Anastasiya Skyba. La petite fille ne connaîtra pourtant jamais son père. Elle avait sept mois lorsque Davyd a été appelé dans le Donbass, et à peine plus lorsqu'il a perdu la vie, le 27 mai 2024.

Ce jour-là, alors que son unité est en train de se replier, l'armée russe couvre le ciel de bombes. Le supplice de Davyd commence. Il va durer dix heures. Entre deux moments d'accalmie, un combattant prend le risque de lui porter secours. 

"Il lui a mis un garrot, lui a donné des tranquillisants et de l'eau. Mais à 20 heures, quand il est retourné le voir, Davyd était mort", rapporte la jeune veuve de 28 ans. Une jambe en vrac, l'autre arrachée, et les missiles qui continuent de tomber. Son corps est traîné jusqu'au bord de la route, mais impossible de l'emmener plus loin : les Russes progressent trop vite, il faut partir.

"Je veux juste récupérer le corps de mon mari"

Une semaine passe, puis Anastasiya décide de se rendre elle-même sur place. Elle se débrouille pour trouver deux gilets pare-balles et convainc un ami de lui servir de chauffeur. Tous les deux avalent d'une traite les 800 km qui séparent leur ville, Tchernihiv, de Krasnogorivka, dans le secteur du Donbass où son mari était mobilisé. Aux proches qui trouvent sa démarche imprudente, elle donne la même réponse : "Pourquoi me tireraient-ils dessus ? Je suis une civile, je veux juste récupérer le corps de mon mari."

"Je me suis disputée avec beaucoup d'amies. Certaines cachent leur mari à la maison pour éviter qu'il soit mobilisé. Elles me disent : 'Pourquoi est-ce que je devrais l'envoyer mourir ?'"

Les militaires ukrainiens tombent des nues en voyant arriver la jeune mère dans un endroit si hostile. "Ils m'ont dissuadée d'aller plus loin. Ils m'ont promis de tout faire pour récupérer le corps de Davyd et ses affaires." Les soldats disent aussi être en contact avec un interlocuteur qui pourrait faciliter un échange de corps, "une sorte d'intermédiaire entre les Russes et les Ukrainiens, ni pour un camp, ni pour un autre", explique Anastasiya. Cette piste n'aboutit pas.

Aujourd'hui, la jeune femme n'a toujours pas de nouvelle concernant le corps de son mari. "J'ai beau frapper à toutes les portes, je n'ai aucune réponse."

Parfois, un doute l'assaille : "Et si la dernière personne qui a vu Davyd vivant l'avait confondu avec quelqu'un d'autre ?"

Après tout, se dit-elle, il y a bien des histoires de soldats dont le cercueil vide a été enterré, avant de réapparaître un beau jour : ils n'étaient pas morts, mais prisonniers de guerre.

A chaque nouvel échange de corps, Anastasiya panique. Comme fin janvier, lorsque Moscou a rendu à l'Ukraine les dépouilles de 757 soldats. "C'est un double sentiment : si je vois son nom sur la liste, je saurai alors pour de bon qu'il est mort. Mais en même temps, tant que je ne le vois pas, j'ai toujours ce petit espoir qu'il soit en vie", murmure-t-elle en se passant la main dans les cheveux. "Je dois y croire, même s'il y a 1% de chance qu'il revienne". Sans dépouille, "on ne peut pas procéder à l'enterrement", tranche-t-elle. 

Avant de partir pour son ultime mission, "Scooby-Doo", le nom de code de Davyd, maître-chien dans l'armée, n'avait rien pris avec lui. Pas de téléphone, pas de papiers. Son seul signe distinctif était un bracelet argenté orné d'une étoile de David, autour du poignet. "C'est moi qui lui avais offert, en clin d'œil à son prénom", sourit Anastasiya. 

Un maigre indice, et une enquête impossible à mener, car la zone dans laquelle le jeune soldat a disparu est désormais sous contrôle des Russes. "S'ils ont une once d'humanité, qu'ils me rendent le corps de mon mari", implore celle qui n'arrive toujours pas à se décrire comme une veuve de guerre.


Rédaction et images : Raphaël Godet et Pierre-Louis Caron

Conception et design : Léa Girardot 

Développement : Valentin Pigeau 

Relecture : Vincent Matalon

Supervision éditoriale : Simon Gourmellet, Julie Rasplus

Cet article a été réalisé avec l'aide d'Alla Didur