TEMOIGNAGES. "Ce sont des médailles qu'on m'a volées"... Comment les athlètes lésés vivent les répercussions des déclassements de leurs rivaux pris pour dopage
"Cette question restera éternellement sans réponse : à quoi aurait ressemblé ma carrière si j'avais décroché l'or dès mes premiers Jeux ?" À Vancouver en 2010, le biathlète français Martin Fourcade empoche, sur la mass start, une médaille d'argent pleine de promesses, qui va nourrir une soif de revanche pour le reste de sa carrière. Quinze ans plus tard, l'argent s'est transformé en or, à la suite de la disqualification définitive, pour dopage sanguin, du Russe Evgeny Ustyugov, après le rejet des recours déposés au tribunal fédéral suisse, mardi 20 mai, que franceinfo: sport a pu consulter.
"Je me suis construit autour de cette médaille d'argent si fondatrice alors je ressens forcément différents sentiments", confiait le biathlète tricolore, en novembre 2024, dans un message partagé sur Instagram, à l'issue d'une décision du Tribunal arbitral du sport (TAS) en faveur d'une disqualification du Russe, mais qui ne marquait pas encore l'issue de cinq ans de procédure.
Dans l'Hexagone, Muriel Hurtis possède probablement le record du nombre médailles récupérées sur tapis vert : quatre, dont un titre mondial individuel en salle en 2003. "Ce sont des médailles qui m'ont été volées. Je ne les ai pas vécues. Elles ont un goût amer, avec beaucoup de frustration, lâche l'ancienne sprinteuse, qui a rangé les pointes en 2014. Je n'ai pas entendu La Marseillaise à Birmingham, alors que c'est très symbolique pour moi." Sa quatrième place sur le 200 m lors des Mondiaux 2003 à Paris, transformée ensuite en médaille de bronze, reste, vingt ans plus tard, le souvenir le plus douloureux de sa carrière.
"Le dopage est un sujet tabou. On n'en parle pas. Mais il est certain qu'il a gâché certaines compétitions que j'ai pu faire."
Muriel Hurtis, sprinteuse multiple médaillée européenne et mondialeà franceinfo: sport
"Les sentiments sont mêlés. On se dit que l'or est mieux que l'argent, qu'on le mérite et que la lutte antidopage fonctionne", décrit Stéphane Diagana, titré a posteriori sur le relais 4x400 m des Mondiaux de Paris 2003. "Mais la déception domine, d'autant qu'on avait perdu de huit centièmes, ce qui s'inscrit pleinement dans la marge du dopage. C'était la dernière course des Mondiaux à domicile, ça a gâché la fête", se souvient le consultant athlétisme de France Télévisions.
Un manque de reconnaissance
Autre figure de l'athlétisme français, la lanceuse de marteau Manuela Montebrun a vu son palmarès s'enrichir du bronze mondial (2005) et surtout du bronze olympique (2008), des médailles reçues alors qu'elle avait déjà pris sa retraite. "L'émotion du podium, on ne la vivra jamais. Comme le retour en avion en première classe pour les médaillés olympiques... Je n'ai jamais connu ça moi", sourit la Lavalloise, qui a appris ses deux reclassements par le coup de téléphone d'un journaliste.
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À retardement, ces récompenses ne sont pas suivies du traditionnel élan de reconnaissance qui entoure les médaillés. "On fait du sport par passion. Le seul but, c'est la reconnaissance. J'ai eu un encart dans L'Equipe, mais la fédération, par exemple, ne m'a jamais félicité", déplore Christophe Lebon. Le nageur avait touché le mur en quatrième position du 100 m papillon des championnats d'Europe en grand bassin, en mars 2008. Record personnel à la clé, il se jette alors dans les bras du vainqueur, le Grec Ioannis Drymonakos. Quelques semaines plus tard, il apprend que ce dernier a été contrôlé positif à un stéroïde anabolisant : "C'est un ami. J'étais déçu, mais je ne lui en ai pas voulu."
La remise de médaille, enjeu symbolique et capital
Concentré sur l'objectif olympique de Pékin 2008, le camarade d'entraînement d'Alain Bernard a d'abord chassé de son esprit le rendez-vous manqué avec son premier podium international. Jusqu'au jour où il a pu toucher du doigt sa breloque. "Je l'ai récupérée aux Europe en petit bassin en décembre 2008. J'étais en train de m'étirer avec l'équipe de France. Et là, un petit moustachu avec un accent espagnol arrive et dit "Christophe ?" et il me tend la médaille, retrace le nageur. Ça a été très violent." Un épais silence laisse entendre combien l'olympien n'a jamais digéré cet épisode.
"En définitive, on parle davantage du coupable que de la victime. Comme les deux autres médaillés participaient aussi à ce championnat, je pensais naïvement que les organisateurs auraient prévu une cérémonie."
Christophe Lebon, nageur médaillé de bronze aux championnats d'Europe 2008à franceinfo: sport
Sa seule médaille d'or mondiale sur une course individuelle, Muriel Hurtis ne l'a, elle, jamais effleurée. "J'ai toujours la médaille d'argent, je n'ai jamais reçu celle en or, confie-t-elle, très sérieuse. Sur les quatre en question, j'en ai deux de la bonne couleur. C'est pour cela que je dis qu'elles sont jolies sur le papier." Celle des Mondiaux de Paris 2003 lui a été remise un an plus tard au Stade de France, lors d'une compétition d'athlétisme. La Fédération française souhaitait que les médaillés lésés puissent être acclamés par le public tricolore.
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Manuela Montebrun se souvient, quant à elle, avoir récupéré sa médaille olympique dans une pièce sans fenêtre qui faisait office de Club France lors des Mondiaux d'athlétisme, en 2017 à Londres. "C'est Sergueï Bubka qui me l'a remise, alors ça compensait le lieu", s'amuse la Lavalloise, ensuite honorée dans un stade à Angers. Ironie de l'histoire, le lutteur Yannick Szczepaniak a passé autour du cou sa médaille de bronze olympique (2008) lors des Mondiaux de lutte organisés à Paris en 2017... devant le champion olympique russe destitué, alors présent dans le staff de son pays. "Je l'ai pris comme un pied de nez. Je l'ai croisé, il n'a pas levé la tête, je l'ai senti honteux."
Depuis 2018, pour répondre à une demande de la commission des athlètes, le Comité international olympique (CIO) laisse d'ailleurs le choix, parmi une variété d'options, du lieu de la remise de récompense : lors de la prochaine édition olympique, au siège du CIO, lors d'une cérémonie de son comité national olympique, dans un lieu privé... Martin Fourcade pourrait ainsi recevoir sa médaille d'or de Vancouver lors des Jeux de Milan en février 2026.
Un impact psychologique difficile à dessiner
À l'instar du biathlète tricolore, certains des sportifs floués se questionnent sur l'impact qu'aurait pu avoir une médaille gagnée à l'instant T, quand d'autres refusent de réécrire l'histoire. "Christophe Lebon a fini 17e aux JO, à une place des demies. Est-ce que psychologiquement cela l'a travaillé ? Est-ce qu'une médaille de bronze directement reçue aux Europe aurait pu lui donner des ailes ?", s'interroge Alain Bernard, en chambre avec le nageur lésé lors des Europe en 2008. Christophe Lebon reconnaît d'ailleurs, d'une voix blanche, combien a posteriori cet épisode l'a affecté : "J'ai aujourd'hui réalisé qu'à partir du moment où j'ai reçu cette médaille, ça a marqué un coup d'arrêt. J'ai été touché intérieurement".
"C'est facile de dire après coup que la médaille aurait pu changer quelque chose. Et puis, tout aurait pu tourner mal : j'aurais aussi pu prendre la grosse tête."
Manuela Montebrun, médaillé de bronze aux JO de Pékin en lancer de marteauà franceinfo: sport
Toujours placé mais jamais médaillé au cours de sa carrière, Yannick Szczepaniak refuse d'être rongé par la rancœur et la frustration. Et ce, même s'il n'avait jamais réussi à se remettre des JO de Pékin jusqu'à son retrait des tapis en 2012. Pour l'ancien lutteur, cette médaille gagnée sur tapis vert a un goût de "revanche" et lui a surtout permis de "mettre un point final" à sa carrière. "C'est ma médaille, je la mérite. J'ai vu les yeux de mes parents, de mes enfants, j'ai décidé de prendre le positif."
Des athlètes souvent privés de primes
En revanche, les athlètes floués n'ont aucun mal à esquisser le préjudice financier subi. Prime de médaille, de résultats par les sponsors, d'image pour rentrer dans une compétition, montant des contrats d'équipementier... La note grimpe vite. Grâce à un classement actualisé en quelques mois, Christophe Lebon a tout de même reçu, de la part de son équipementier, sa prime de résultat. Mais le nageur fait remarquer qu'il n'a pas pu profiter "médiatiquement" de sa première (et unique) médaille internationale.
La sprinteuse Muriel Hurtis n'a, de son côté, jamais vu la couleur des primes versées par la fédération internationale d'athlétisme (World Athletics), en dehors de celle pour le bronze mondial de 2003. "Je courrais pour mes objectifs. Je ne me suis pas manifestée, peut-être est-ce un tort." Manuela Montebrun n'a pas non plus réclamé le gain induit par sa médaille mondiale gagnée sur tapis vert. Mais pour celle des JO, elle a pris les devants : "J'avais lu dans la presse que Yannick Szczepaniak avait touché la prime de l'Etat. Je l'ai appelé pour savoir qui contacter. Je ne voulais pas être le dindon de la farce", se souvient l'ancienne lanceuse.
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De bons résultats sur la scène internationale peuvent également ouvrir des opportunités professionnelles. "Christophe Guénot [médaillé de bronze aux JO 2008] est devenu entraîneur national après la fin de sa carrière, moi j'étais employé au département du Val-de-Marne", illustre Yannick Szczepaniak, conscient que "dans le sport, c'est la performance qui valide". La marathonienne Christelle Daunay, championne d'Europe en 2014, regrette de son côté n'avoir jamais eu droit à un contrat avec l'armée qui soutient des champions tricolores : "On me disait qu'il y avait meilleur que moi, mais ces filles se sont fait prendre après. J'essayais de dire aux recruteurs de regarder de qui ils parlaient, mais eux ne jugeaient que les performances. Ça m'a fait mal."
Le cas unique de Christelle Daunay, reconnue victime
L'ancienne détentrice du record de France du marathon est aujourd'hui la seule athlète reconnue comme victime du dopage par la justice. Aidée par un ami avocat marseillais, Antoine Woimant, la coureuse est d'abord parvenue à rejoindre la liste des parties civiles du procès dans lequel des membres de la fédération internationale d'athlétisme étaient jugés pour corruption après avoir couvert le système de dopage russe.
Parmi ces athlètes protégés se trouvait Liliya Shobukhova, adversaire directe de Christelle Daunay. En 2011, quand la Russe remporte le marathon de Chicago, la Française termine 5e, avant d'être reclassée 4e. "J'ai connu une période très noire de l'athlétisme, où parfois le 5e devenait premier. Ça n'avait pas de sens pour l'athlète propre. Et après réflexion, on se dit qu'on perd beaucoup", glisse l'ancienne coureuse, soulignant l'absence d'une "loi permettant une rétrocession des primes".
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Après des années de procédure, la justice a reconnu que Christelle Daunay avait subi plusieurs préjudices : perte d'image, préjudice financier, perte de chance aussi. "Avec Liliya Shobukhova sur la ligne de départ, je savais que je partais au mieux pour la deuxième place", lâche-t-elle. La marathonienne n'a pas touché un centime de la somme qu'elle aurait dû recevoir, les accusés étant incapables d'honorer les millions d'euros de dommages qu'ils ont été condamnés à verser. Mais la victoire est ailleurs. "Je suis déjà satisfaite d'avoir pu démontrer les préjudices subis. On essaie de perpétuer ce combat mais c'est très compliqué de savoir à qui s'adresser", déplore Christelle Daunay, qui pointe là le nœud de la problématique.
Pas de procédure unique
La quasi-inexistence des demandes de réparation s'explique d'abord "par une méconnaissance" et "le coût financier" des procédures, justifie Maitre Antoine Woimant. "Comprendre vers quelle juridiction obtenir réparation est difficile. Dans le cas du marathon de Londres, il faudra se diriger vers la juridiction anglaise par exemple", poursuit l'avocat.
Pour contrer ces freins, Stéphane Diagana avait soufflé une idée lorsqu'il était membre de la commission des athlètes de l'Agence mondiale antidopage (AMA) : "Il faudrait que l'AMA se porte partie civile comme entité défendant un sport propre, et qu'une assistance juridique permette de poursuivre un athlète dans n'importe quel pays pour que les personnes lésées obtiennent réparation. Et là, on changerait la lutte antidopage".
Avec des échantillons désormais conservés dix ans, l'épée de Damoclès pourrait peser lourd sur les épaules des sportifs dopés estime le consultant athlétisme de France Télévisions. "Certains athlètes contrôlés positifs ne perdent que leur honneur car avec l'argent gagné précédemment, ils ont pu s'acheter une maison, poursuit Stéphane Diagana. La motivation des athlètes qui se dopent est souvent financière, donc il faut des sanctions financières." La proposition est restée dans les cartons.