L’Arte povera, nouveau continent de l’art à la Bourse de Commerce

L’Arte povera, cette révolutionnaire qui crache du feu avec Jannis Kounellis et plie la lumière dans ses néons avec Mario Merz, qui recouvre de givre les matelas des rêves avec Pier Paolo Calzolari, qui se joue de l’arc électrique avec Gilberto Zorio et qui tricote des chaussons de fée en fil de cuivre avec Marisa Merz, est aujourd’hui un trésor muséal. Quelque soixante ans ont rétrospectivement transformé cette sauvage en savante matière d’études et de références.

La voici expliquée à tous, grâce à une exposition événement à la Bourse de Commerce qui fait courir le petit monde de l’art, aguerri à son discours cérébral du vide et à ses formes décapantes depuis l’exposition mythique « When attitudes become form » du grand critique suisse Harald Szeemann à la Kunsthalle de Berne en 1969. Après deux ans de gestation, elle entend aussi toucher au cœur le grand public, peut-être plus sensible à sa teneur symbolique à l’heure des crises et de la recherche d’autre chose. Harald Szeemann, mentor absolu de l’art contemporain, disait : « Il faut de l’espace pour faire de l’art. »

L’Arte povera est chère à François Pinault qui, depuis 2006 et l’ouverture du Palazzo Grassi à Venise, voulait en témoigner à grande échelle. Sous la baguette de sa directrice, Emma Lavigne, la Collection Pinault, riche de plus de cent pièces historiques de l’Arte povera, en expose ici cinquante majeures qui bluffent plus d’un connaisseur, de la galeriste entre Paris et Berlin Samia Saouma, à l’artiste coréen Lee Ufan qui a bien connu et aimé nombre de ces artistes.

Restituer l’étincelle du vivant

C’est avec un respect flagrant que la Bourse de Commerce délimite en 250 œuvres ce nouveau continent de l’art aux effets désarmants, aux constructions désossées, aux messages cosmiques, dissonants ou poétiques. L’arbre de bronze de Giuseppe Penone, avec ses pierres massives qui reposent comme des nuages sur les hautes branches, en est l’étendard devant le bâtiment parisien de François Pinault, fusionnant comme par magie nature et culture.

Comment restituer l'étincelle du vivant et le mystère de la nature qu'a voulu capturer cette génération d'artistes italiens dont les idées respirent la philosophie et la recherche de sens ?

Comment fait-on renaître la jeunesse d’une époque, son besoin viscéral de s’exprimer dans l’Italie meurtrie de l’après-guerre, par un nouveau langage qui n’appartient qu’à elle et qui défie autant l’histoire que les conventions de l’art ? Comment conserver sa force première aux éléments, le feu, le froid, le vent, la lumière, l’énergie, le vide de l’espace et l’éclair de la foudre, dans l’espace clos et réglementé d’une salle d’exposition impeccable, plutôt associée à l’idée du luxe ? 

Comment restituer l’étincelle du vivant et le mystère de la nature qu’a voulu capturer cette génération d’artistes italiens dont les idées respirent la philosophie et la recherche de sens ? C’est presque la quadrature du cercle à laquelle s’est trouvée confrontée la commissaire de cette énorme leçon de choses, Carolyn Christov-Bakargiev, cerveau de Documenta (13) à Cassel en 2012 et qui fut longtemps la directrice du Castello di Rivoli, le musée d’art contemporain de Turin où l’Arte povera a pris racine.

Âcre réalité de la destruction 

Le terme Arte povera a été inventé par le critique d’art et commissaire génois Germano Celant (1940-2020) fin septembre 1967 pour désigner un groupe d’artistes aux préoccupations convergentes, exposés ensemble dans une toute jeune galerie de Gênes, La Bertesca, fondée par deux jeunes gens de 25 ans. « Que se passe-t-il ? La banalité entre dans le domaine de l’art. L’insignifiant se met à exister, il s’impose. La présence physique, le comportement, dans leur être, leur existence, sont de l’art […]. Le cinéma, le théâtre et les arts plastiques s’affirment en tant qu’anti-faux semblants », écrit alors Germano Celant qui partageait la jeunesse des artistes et leur goût pour l’intellectuel. 

Alighiero Boetti, Luciano Fabro, Jannis Kounellis, Giulio Paolini, Pino Pascali et Emilio Prini… C’est alors une génération spontanée dont les membres sont désormais de grands noms de l’art « postwar » que saluent les rétrospectives successives, de Giovanni Anselmo au Guggenheim de Bilbao à Giulio Paolini et son hommage à Ingres à la Fondation Prada de Milan, et sur lequel mise le marché de l’art, comme Art Basel Paris au Grand Palais, la semaine dernière.

«Idee di pietra», en 2010, de Giuseppe Penone, devant le bâtiment parisien de François Pinault, fusionnant comme nature et culture. ROMAIN LAPRADE/Pinault Collection/ ADAGP, Paris, 2024

L’Italie des années 1960 plonge les artistes comme les cinéastes dans l’âcre réalité de la destruction. Après le néoréaliste Accattone (1961), le marxiste Pier Paolo Pasolini écrit pendant l’été 1966 le scénario de Théorème (sorti en 1968). Dans cette critique métaphorique des valeurs de la bourgeoisie italienne, la servante illuminée devient sainte en mangeant une bouillie d’orties et en laissant la terre noire recouvrir ses larmes d’expiation. La terre, là encore. Dans l’art comme au cinéma, l’idée est de « se sentir vivant dans le vivant ».

Pêle-mêle étrange d'œuvres

Tubes de construction, tas de charbon, conteneur en fer, jeux de lumières et de bruits, eau, terre, animaux vivants, voire chevaux sauvages, « l’Arte povera exprime un état d’esprit partagé autour du fait qu’une œuvre d’art peut appréhender le réel en l’appauvrissant, qu’elle peut comprendre le monde en réduisant à l’essentiel l’expérience que nous en avons », analyse Carolyn Christov-Bakargiev, qui a composé son hommage à l’Arte povera en treize chapitres très didactiques. 

L'Arte povera, c'est désormais un mythe du XXe siècle. Florent Michel / 11h45 / Pinault Collection/Tadao Ando Architect & Associates, Niney et Marca Architectes, agence Pierre-Antoine Gatier

Chaque artiste y recrée son monde, des igloos fragiles et des envolées mathématiques de Mario Merz aux jeunes arbres, mis à nu dans de vieux troncs, et à l’œil immense, dessiné en épines d’acacia, par Giuseppe Penone.

« L’Italie, très rurale, voit survenir une rapide urbanisation et l’industrialisation, comme Fiat à Turin. Après guerre, la Méditerranée est une sorte de “Global South”. Au nord, Turin, Fiat et Fontana comme père spirituel. À Rome, Cinecittà, Alberto Burri et la matière », explique cette Italo-Américaine. « Les artistes de l’Arte Povera ne sont pas marxistes, ils se rapprochent des artistes conceptuels de l’Art and Language, une veine plutôt anarchiste. Ce groupe ne s’est jamais opposé aux mouvements novateurs du passé, comme les avant-gardes du XXe  siècle. Il fait référence aux œuvres antérieures de Masaccio ou du Caravage, comme Kounellis aux icônes byzantines et à Malevitch qui essaie de sortir du tableau… Mais aussi à saint François qui parle aux oiseaux. Les artistes de l’Arte povera investissent les plafonds, les escaliers, leurs œuvres sont souvent “site specific”, elles utilisent même la salle des machines, car c’est la seule place qui leur est laissée par les artistes établis. Tout est parti d’une question logistique. Ce qui a déterminé les matériaux utilisés. C’est aussi une question de technique, la pauvreté de l’artisanat par opposition aux Beaux-Arts. » À la Bourse de Commerce, Gilberto Zorio, 80 ans, retrouve le sous-sol des machines.

L’Arte povera, c’est désormais un mythe du XXe siècle et, comme tous les mythes, il a ses grands personnages. Sur les treize artistes présentés à la Bourse de Commerce et qui sont réunis en un pêle-mêle étrange d’œuvres au cœur de la Rotonde, seuls cinq sont toujours là pour témoigner de cette génération rebelle, de son esprit tourné vers le cosmos et de son feu sacré. Chacun a sa manière est un phénomène. Leur doyen, Michelangelo Pistoletto, le natif de Biella où il a créé sa Cittadelarte didactique et citoyenne, est un athlète de 91 ans, toujours d’attaque pour reproduire une de ses performances, brisant à coups de maillet ses tableaux-miroirs, à la Galleria Continua du Marais. Le feu sacré, toujours.


« Arte povera » à la Bourse de Commerce (Paris 1er), jusqu’au 20 janvier 2025. Catalogue Pinault Collection, Dilecta, 352 p., 49 €.