« Elle nous a tout raconté les yeux fermés. Elle revivait les événements » : au Mémorial de la Shoah, des lycéens rencontrent Ginette Kolinka, rescapée des camps de la mort
Dans le brouhaha de leurs bavardages, 89 lycéens attendent, assis. Ils viennent d’achever leur visite du Mémorial de la Shoah à Paris. La grande majorité d’entre eux ont découvert ce lieu, situé à une heure et demie de train de leur commune de La Queue-lez-Yvelines. « C’est une expérience que tout le monde devrait vivre », remarque Yohan. « La crypte, surtout : je n’imaginais pas qu’un espace si vide pouvait être autant chargé d’histoire », s’étonne encore Laura. « Moi, c’est le mémorial des enfants qui m’a le plus ému. Ces milliers de photos de gosses, ça m’a donné la chair de poule », frissonne Léo.
Soudain, ils bondissent, droits sur leurs jambes. Ginette Kolinka fait son entrée dans l’auditorium. « Ah non ! Il ne faut pas se lever comme ça, je ne suis pas un héros. Est-ce qu’on honore la chance ? » Interloqués, les élèves se rassoient dans un silence respectueux qui très vite va laisser place au rire. Car cette rescapée du camp d’Auschwitz-Birkenau, qui fêtera ses 100 ans le 5 février, interagit immédiatement avec la salle : « Toi, jeune homme, comment tu me trouves ? Naturellement, tu vas me dire que je suis belle. »
« On découvre une dimension humaine »
Les élèves s’esclaffent. « Non, plus sérieusement, est-ce que tu me trouves normale ? » Les joues encore rougies, le concerné répond « Oui ». Ginette Kolinka, née Cherkasky dans une famille juive communiste, déroule alors son récit avec des mots simples : « Pour un certain monsieur, nous n’étions pas normaux. Hitler voulait assassiner tous les juifs d’Europe. Moi, j’ai juste eu la chance de survivre. »
Durant près de deux heures, cette passeuse de mémoire confie aux élèves son histoire : le recensement, la persécution, la fuite de sa famille de Paris vers Avignon, la dénonciation, son arrestation avec son père et son neveu, etc. « Là, je vais pleurer », murmure Tania à l’oreille de sa voisine. Dans l’audience, des yeux s’embrument, des larmes commencent à couler. « C’est trop émouvant quand elle parle de sa famille, on découvre une dimension humaine. En cours, on voit l’aspect très organisé du point de vue des nazis. Mais avec ce témoignage, on comprend que c’était beaucoup plus violent », s’émeut Tania.
Arrêtée le 13 mars 1944, incarcérée aux Baumettes puis internée dans le camp de Drancy, Ginette Kolinka « n’en garde pas de mauvais souvenirs, contrairement à d’autres camarades ». Elle se souvient des allers-retours dans l’allée principale avec son père. « Papa ne parlait pas beaucoup. Alors moi, qui ne pouvais pas rester sans parler et qui étais convaincue d’être envoyée dans un camp de travail, je lui disais : « Papa, là-bas, tu ne pourras pas faire comme nous, mais toi tu sais piquer à la machine à coudre, tu leur diras. » Papa ne disait rien. Il aurait pu me dire : « Ginette, mais regarde, tu crois que cette femme là-bas tellement faible, ce gosse de 5 ans ou celui-là, en fauteuil roulant, on les a arrêtés pour aller dans un camp de travail ? Arrête de rêver Ginette ! » Mais il n’a rien dit. Et un soir, on nous a ordonné d’être prêts pour 6 heures le lendemain. »
Rendre l’Histoire concrète
Ginette Kolinka relate alors cette journée du 13 avril 1944, quand la famille est déportée par le convoi numéro 71 en direction d’Auschwitz-Birkenau. Elle se remémore les trois jours et les trois nuits de trajet, l’arrivée, l’enfer du camp. « À partir de là, c’était incroyable. Elle nous a tout raconté les yeux fermés. On voyait qu’elle revivait tous les événements », observe Louise, passionnée d’histoire. « Les détails qu’elle donne sur la survie dans le camp rendent l’Histoire concrète. C’est unique comme expérience : je m’estime vraiment chanceuse d’avoir rencontré l’une des dernières survivantes, confie la jeune fille de 17 ans dans un sanglot. D’autant qu’aujourd’hui, on a peur que ça recommence. »
Cette angoisse, Marie la partage. Fille d’un père juif, elle se sent particulièrement concernée par l’histoire de la Shoah et par la hausse des actes antisémites. « Ceux qui agissent comme ça ont de la haine en eux. On ne peut pas leur en vouloir, mais on peut en vouloir à leur ignorance », lance-t-elle. « Durant la rencontre avec Mme Kolinka, j’ai pleuré à moitié de tristesse et à moitié de joie d’avoir pu vivre cette expérience. J’en retiens surtout un message : il faut dépasser les préjugés, ne stigmatiser aucun groupe social ou ethnique. Notre devoir est d’éviter que ça se reproduise. »
Ginette Kolinka n’a pas mâché ces mots à ce sujet. « Nous sommes des êtres humains, insiste-t-elle. Chez les juifs, les catholiques ou les musulmans, il y a des salauds, mais ça ne veut pas dire qu’ils le sont tous. Maintenant que vous m’avez écoutée, j’espère que vous serez des bons passeurs de mémoire, en ayant compris jusqu’où peut mener la haine. Alors quand vous entendrez des propos antisémites ou racistes, j’espère que vous interviendrez. Pour cela, il faut du courage. »
Transmettre cette mémoire. Comment le faire alors que les derniers rescapés des camps nazis s’en vont, l’un après l’autre ? Aude Chirol, professeure d’histoire-géographie de ces classes de terminales, admet avoir déjà repensé ses méthodes d’enseignement « pour donner chair à l’histoire de la Shoah dans la perspective de leur disparition ».
Elle a recours aux archives, comme les listes de déportés. Elle fait travailler les élèves sur la reconstitution des parcours de déportation. Mais surtout, l’enseignante, comme ses collègues, assume de dépasser largement le cadre des six heures prévues pour couvrir l’ensemble de la Seconde Guerre mondiale, « car le devoir de mémoire ne peut pas se mesurer en quota horaire ».
Le journal des intelligences libres
« C’est par des informations étendues et exactes que nous voudrions donner à toutes les intelligences libres le moyen de comprendre et de juger elles-mêmes les événements du monde. »
Tel était « Notre but », comme l’écrivait Jean Jaurès dans le premier éditorial de l’Humanité.
120 ans plus tard, il n’a pas changé.
Grâce à vous.
Soutenez-nous ! Votre don sera défiscalisé : donner 5€ vous reviendra à 1.65€. Le prix d’un café.
Je veux en savoir plus !