«Gagner du temps, c’est baisser le coût»: la stratégie du français Framatome pour profiter du renouveau du nucléaire dans le monde
Framatome est aux centrales nucléaires ce que les fabricants de puces électroniques sont aux smartphones : il est partout sans être vu, indispensable à leur fonctionnement. Le champion tricolore, qui fabrique notamment les cuves, les générateurs de vapeur et les pompes des centrales nucléaires, équipe 92 des 400 réacteurs en service dans le monde. Fort de son savoir-faire, il assure la maintenance totale ou partielle de 385 d’entre eux, et fabrique le combustible pour la moitié du parc installé.
Incontournable sur l’échiquier atomique, le groupe se met en ordre de marche pour accompagner la relance du nucléaire dans le monde et bénéficier au mieux de la nouvelle donne géopolitique. « Les capacités de production nucléaire installées dans le monde devraient tripler d’ici 2050 », rappelle Bernard Fontana, directeur général de Framatome, qui décrypte sa stratégie au Figaro.
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« Nous sommes en train de monter en cadence pour être capables de produire 3,5 gigawatts (GW) électriques par an, ce qui correspond à deux EPR 2 , mais cela peut aussi être des équipements pour des petits réacteurs modulaires (SMR) », précise Bernard Fontana. Ce qui revient en moyenne à multiplier par trois les capacités de production de l’entreprise. Cette montée en puissance correspond à la volonté française de se doter de six, voire quatorze EPR 2, et de décrocher des contrats à l’international. L’accélération est déjà tangible.
L’année dernière, le groupe a engrangé 4,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires et rempli son carnet de commandes, qui est passé de 21,3 milliards d’euros fin 2024 à 30 milliards aujourd’hui, assurant six ans de visibilité à l’industriel. Les premiers contrats pour les EPR 2 ont déjà été passés par EDF (ils ont été signés en avril 2024), bien en amont du début du chantier de Penly, le site qui accueillera la première paire de réacteurs. De quoi permettre à Framatome d’avoir une croissance linéaire, et non par à-coups, et de mettre toutes les chances du bon côté pour respecter les délais.
500 millions d’investissements en 2024
Nouveaux réacteurs, prolongement de la durée de vie du parc existant et recherche d’optimisation des installations actuelles pour augmenter leurs capacités de production… Le marché est porteur. Pour répondre à la demande, le groupe augmente ses investissements : ils sont passés de 250 millions par an ces dernières années à 500 millions en 2024. Ils atteindront 2,6 milliards d’euros sur la période 2024-2027. « Nous avons besoin d’une base industrielle solide, comme celle dont dispose le secteur de la défense. Il y a des points communs entre eux et nous », analyse le patron de Framatome, bien décidé à œuvrer à cette reconstruction, alors que son groupe occupe un rôle central dans le renouveau de cette filière industrielle.
Nous avons besoin d’une base industrielle solide, comme celle dont dispose le secteur de la défense. Il y a des points communs entre eux et nous
Bernard Fontana, PDG de Framatome
Plusieurs leviers sont actionnés. Framatome réintègre certaines productions. Ainsi, des pièces qui étaient fabriquées au Japon le seront au Creusot (Saône-et-Loire) : 100 millions d’euros ont été investis dans le site pour que les internes de cuve, des produits usinés de très haute précision, y voient à nouveau le jour. De 20 « forgés », selon la terminologie en vigueur, produits par an, le site est passé à 85 et vise à attendre 120. Framatome a aussi racheté des sous-traitants de la filière, comme Vanatome (repris avec TechnicAtome) ou Jeumont Electric, acquis avec Naval Group auprès d’Altawest en 2024. « Le vrai sujet est de soutenir de façon souveraine ces entreprises qui voyaient leur activité baisser pour les rendre capables de nous accompagner dans la montée en cadence du nucléaire civil », ajoute Bernard Fontana.
À la conquête des marchés d’Europe de l’Est
Outre la relance du nucléaire, Framatome bénéficie aussi de la nouvelle donne internationale. Depuis le début de la guerre en Ukraine, la plupart des pays d’Europe de l’Est équipés de centrales nucléaires de fabrication russe veulent s’affranchir de la dépendance à Moscou. « Bien avant le début de l’offensive russe, nous avions négocié la possibilité de faire des copies des combustibles russes de type VVER. Depuis, nous avons signé des contrats pour fournir à la République tchèque et à la Bulgarie la moitié de leurs besoins en combustible et la totalité pour la Hongrie et la Slovaquie. Nous gagnons clairement des parts de marché. Nous bénéficions d’appuis de la communauté européenne pour financer des développements de combustibles souverains. » Si Framatome a trouvé des rivaux sur son chemin, particulièrement l’américain Westinghouse, bien décidé à profiter de l’aubaine, le français s’est aussi lancé dans la production de pièces de rechange pour les centrales VVER.
Bien avant le début de l’offensive russe, nous avions négocié la possibilité de faire des copies des combustibles russes de type VVER
Bernard Fontana, PDG de Framatome
Framatome est en outre parti à la conquête de marchés adjacents à son métier historique. Pour faire valoir son savoir-faire dans ces domaines d’expertise, il a créé trois marques, Framatome Defense, Framatome Health Care (santé), et Framatome Space (espace). Certaines pièces, comme les viroles et les pompes utilisées dans les centrales, peuvent aussi équiper les navires militaires. Dans le domaine spatial, le groupe lorgne la propulsion nucléaire des sondes envoyées à des millions de kilomètres de la Terre. Le nucléaire peut aussi être utilisé pour produire de l’électricité dans l’espace.
Enfin, dans le domaine médical, de nombreux débouchés s’ouvrent à Framatome. Pour ses activités nucléaires, l’entreprise produit du zirconium. « Nous avons reçu une commande de 300 tonnes de zirconium d’un client qui l’utilisera pour produire des prothèses », illustre Bernard Fontana. Framatome s’est aussi lancé dans le soutien à la production de lutétium-177, un isotope utilisé pour traiter certains cancers. Ces diversifications sont aussi un moyen pour l’entreprise de fidéliser ses salariés. Un point fondamental dans une industrie où plusieurs années de formation interne sont parfois nécessaires pour satisfaire aux exigences de ces métiers si spécifiques.
«Gagner du temps, c’est baisser le coût»
En effet, le renouveau de la filière passe aussi par une accélération des recrutements. L’entreprise, qui emploie 20.000 personnes dans le monde, embauche 2500 collaborateurs par an, dont les deux tiers en France. « Nous intégrons des jeunes qui sortent de l’école, mais pas que. Nous avons la volonté de récréer une pyramide des âges équilibrée, avec des personnes expérimentées venant d’autres industries. Nous visons aussi la diversité, avec 500 alternants par an en France. Les femmes arrivent aussi par cette filière », ajoute Bernard Fontana.
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Pour répondre aux objectifs du nouveau nucléaire, son groupe, qui a dégagé en 2024 un Ebitda (excédent brut d’exploitation) actualisé de 623 millions d’euros, vise en outre à gagner en efficacité. « Les frais financiers représentent la moitié du coût d’un programme nucléaire. Gagner du temps, c’est baisser le coût », résume Bernard Fontana, qui insiste sur l’importance d’améliorer la qualité de la production et de tenir les délais. « Nous améliorons notre efficacité opérationnelle en optimisant le temps de travail effectif, ce que nous appelons le “lead time”. Par exemple, des processus peuvent être à l’arrêt dans l’attente de l’approbation d’un document. On peut mettre une heure ou neuf mois pour avoir une validation : cela dépend de la façon dont on est organisé ! » Autant dire que Bernard Fontana privilégie la première hypothèse.