«Abandonner le Liban reviendrait à investir dans l'aggravation du chaos au Moyen-Orient»
Antoine Basbous est directeur de l'Observatoire des pays arabes et associé chez Forward Global.
Quel exploit : tout juste née en 1979, la République islamique d'Iran exporte sa révolution au Liban dès 1982. L'invasion du pays du Cèdre par Israël, pour démanteler l'État-OLP qui s'était installé à ses frontières pour le harceler, fournit à Téhéran un prétexte pour se déployer et s'enraciner au Liban, au nom de la lutte contre l'envahisseur sioniste. Aussitôt, les pasdarans sont dépêchés pour entraîner et embrigader les jeunes recrues. Ils sont accompagnés de clercs, les mollahs, qui vont s'atteler à transposer au Liban les codes vestimentaires et sociaux iraniens pour les femmes et à écarter la classe dirigeante traditionnelle au profit de leur propre caste.
À lire aussiDevant l’ONU, Netanyahou rejette un cessez-le-feu avec le Hezbollah
Très vite, l'application des directives iraniennes va s'exprimer sur le terrain. Khomeiny signe en 1983 le décret de création du Hezbollah et donne une nouvelle identité aux recrues des pasdarans qui opéraient sous l'enseigne de l'organisation du Jihad islamique. En avril de la même année, le Hezbollah détruit l'ambassade américaine à Beyrouth (64 morts), puis en octobre le QG des Marines (241 morts) et l'immeuble du Drakkar (58 soldats français tués). Il enlève ensuite une série de journalistes occidentaux, de diplomates et d'employés de la Croix-Rouge. Les Américains se retirent, les Français courbent l'échine et s'en est fini de l'influence militaire et culturelle des Occidentaux ; place à celle de la République islamique.
Commence alors un systématique travail de sape contre les institutions qui se voient dupliquées par le parti de Dieu, en association avec l'allié syrien qui occupe le Liban. Après une phase de consolidation militaire face à Israël, et politique et sociale dans le pays, vient le moment de balayer les derniers obstacles à une mainmise totale. Rafic Hariri, premier ministre en exercice et ami de Jacques Chirac, George Bush et Gerhard Schröder, est ainsi pulvérisé par 1,2 tonne d'explosifs en 2005. Une vingtaine de ministres, députés, généraux, journalistes et opposants sont liquidés dans la foulée.
Le Hezbollah contrôle les hommes, les institutions, les frontières, les finances, l'administration et l'armée. La descente aux enfers s'accélère.
Antoine Basbous
Apeuré, le Liban se couche devant autant de terreur et le Hezbollah déroule confortablement son rouleau compresseur sur le pays et ses ressources. La classe politique, l'administration, les hommes d'affaires collaborent par intérêt ou lâcheté. L'Église, qui aurait dû jouer un rôle de boussole morale pour défendre la souveraineté nationale, se tait car certains de ses dirigeants sont «tenus».
Le Hezbollah contrôle les hommes, les institutions, les frontières, les finances, l'administration et l'armée. La descente aux enfers s'accélère. La présidence de la République, laissée vacante entre 2014 et 2016, puis depuis 2022, est en réalité exercée par le secrétaire général du parti, Hassan Nasrallah. Ce dernier ne gouverne pas au nom du Liban mais martèle publiquement qu'il est «un soldat dans l'armée du valiy-e faqih», le guide suprême iranien. Téhéran se vante ouvertement de contrôler quatre capitales arabes : Damas, Bagdad, Sana'a et… Beyrouth. Conséquence de cette colonisation ouverte : c'est le Hezbollah qui décide de la paix de la guerre, l'armée régulière n'étant plus qu'un supplétif. Sur instruction de Téhéran, le parti sauve ainsi le régime d'Assad en Syrie, forme des «filiales» en Irak et initie les Houthis du Yémen au maniement des missiles.
En une quarantaine d'années, le Liban est devenu une province iranienne et une plate-forme de son expansion. C'est donc tout naturellement que, lorsque l’ordre est venu de Téhéran d'appliquer le concept de «l'unité des fronts» imaginé par feu le général Soleimani, Nasrallah ne s'est concerté avec personne pour annoncer que sa milice entrait en guerre contre Israël, pour soulager le Hamas à Gaza !
La stratégie fonctionne d'octobre 2023 à juillet 2024, avant de se retourner contre ses promoteurs. Avec les éliminations ciblées et spectaculaires des cadres de l'«axe de la résistance» opérées par Israël depuis cet été, l'Iran se retrouve face aux limites de sa stratégie de guerre d'usure. Préférant chercher un terrain d'entente avec les Occidentaux plutôt que de risquer une guerre directe destructrice, Téhéran, sans prévenir ses satellites sacrifiés sur l'autel des intérêts supérieur de la Perse, est allé à l'Assemblée générale de l'ONU comme l'on va à Canossa.
Abandonner le fragile Liban, à cheval sur plusieurs « plaques tectoniques » régionales, à l'appétit dévorant de ses voisins, ce serait investir dans l'aggravation du chaos au Moyen-Orient.
Antoine Basbous
Ainsi la branche militaire du Hamas est-elle en train de s'éteindre à petit feu, et le Hezbollah s'est-il retrouvé, malgré ses fanfaronnades, démuni face à une machine de guerre israélienne profondément infiltrée dans ses rangs et dopée à l'intelligence artificielle. Pour éviter qu'Israël n'attaque son programme nucléaire en entrainant les États-Unis avec lui, l'Iran se fait doux comme un agneau et sollicite la levée des sanctions ainsi que le retour des investissements américains. Rien n'exclut que l'existence même du Hezbollah soit mise dans la balance. Les slogans «Mort à Israël ! Mort à l'Amérique !», si souvent scandés à Téhéran, ne font pas le poids face à la realpolitik. À moins que cette séquence diplomatique d'un Iran contraint et contrit ne laisse place, après les élections américaines, au retour en force des pasdarans belliqueux ?
Le moment est, quoi qu'il en soit, opportun pour tirer le bilan de la calamiteuse mainmise de l'Iran sur le pays du cèdre par le biais du Hezbollah : faillite totale, corruption institutionnalisée, chaos, destruction, pauvreté à très grande échelle… Abandonner le fragile Liban, à cheval sur plusieurs «plaques tectoniques» régionales, à l'appétit dévorant de ses voisins, ce serait investir dans l'aggravation du chaos au Moyen-Orient. Le moment est venu pour que le Hezbollah cède son arsenal à l'armée libanaise en laissant le pays reprendre son souffle et les institutions retrouver leur fonctionnement normal.
C'est ce qu'attendent les Libanais, dont un sondage local a montré mi-août qu'ils étaient très largement favorables à la lutte contre la corruption et hostiles à une guerre contre Israël – soit l'exact opposé du programme du Hezbollah. Ce dernier semble miser sur un réflexe d'union sacrée face à l'attaquant israélien, mais il n'est pas sûr que l'argument, une fois passée la colère face à l'agression, ne porte au sein d'une population excédée et qui commence à formuler ouvertement des critiques envers le parti. Dans l'immédiat, un impératif s'impose : que l'armée, renforcée par un détachement de la Finul, se déploie efficacement sur toutes les frontières pour contrôler les trafics d'armes, de drogue et d'agents infiltrés. Il est enfin temps de rendre le Liban aux Libanais en les protégeant d'un voisinage si hostile.