« On a porté trois cercueils au lieu d’un » : sur le chemin de l’enterrement de son grand-père, un accident bouleverse la vie de Joëlle

« On a porté trois cercueils au lieu d’un » : sur le chemin de l’enterrement de son grand-père, un accident bouleverse la vie de Joëlle

Joëlle ne peut toujours pas conduire plus de cinquante ans après avoir perdu sa mère et son frère dans un accident de la route. Valeri Vatel - stock.adobe.com / Eleonora Vatel

DRAMES DE LA ROUTE - Chaque semaine, Le Figaro relaie le témoignage de personnes dont la vie a été brisée par la route. Aujourd’hui, avec l’histoire de Joëlle, nous mettons en garde contre l’endormissement au volant.

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C’était en 1971, en septembre au retour de l’été. «Une blessure très profonde avec lesquelles on essaye d’avancer, raconte Joëlle pour introduire son histoire. Toute ma vie a été impactée, tout mon futur. Et le sac à dos est, encore aujourd’hui, très lourd à porter». Joëlle a plus de 65 ans. Elle vit près de Fréjus avec son mari, dans une maison entourée d’orangers et de citronniers.

Mais, tragédie du destin, quand elle remonte le fil de sa mémoire, c’est toujours le même souvenir qui surgit en premier. « La première image qui me vient, c’est la tombe de ma mère. C’est tellement affreux, ces images qui arrivent...», témoigne-t-elle émue. Au début des années 70, Joëlle et sa famille vivaient à Manosque, près d’Aix-en-Provence, avec sa mère et ses trois frères. «Mes grands-parents paternels habitaient à Chauny dans l’Aisne, à côté de Paris, et mon père travaillait à Wolfsbourg à l’usine Volkswagen».

Une famille heureuse où chacun avait sa place : « Mon frère était pâtissier, ma mère aide-soignante. Tout fonctionnait ». Joëlle avait 15 ans, ses frères 20, 13 et 3 ans. « Mon père avait aussi un super job. Le deutsche mark valait 2 à 3 fois le franc». Mi-septembre, son grand-père décède, «de vieillesse» aime-t-on dire aux enfants. «Quand mon père nous l’apprend au téléphone, il nous donne rendez-vous à Chauny pour l’enterrement. On décide de tous partir en voiture le rejoindre, c’est mon frère aîné qui prend le volant».

Une immense catastrophe

C’est sur cette route vers Chauny que tout bascule. « Mon frère s’est endormi au volant», raconte sobrement Joëlle. L’accident a lieu dans la commune de Chanceaux (Côte-d’Or). Et les conséquences sont dramatiques. « Ma mère a été tuée sur le coup. Mon frère aîné deux jours après. Et mon frère assis devant, a fait plus d’un mois de coma, avant de se réveiller... C’était le 16 septembre pour maman, le 18 pour mon frère». En quelques jours, au lieu de n’assister qu’aux obsèques du grand-père, la famille doit organiser deux autres enterrements. « Mon père a enterré son père, son fils, sa femme. On a porté trois cercueils au lieu d’un», résume Joëlle.

Le deuil était lourd à porter. «La vie s’est transformée en une immense catastrophe. Mon père n’a plus rien géré». À 15 ans, Joëlle devient brutalement l’aînée responsable. « J’ai arrêté les études pour m’occuper de mon petit frère de 3 ans. Un an après, mon père nous a présenté sa nouvelle femme qui nous a maltraités». Cet enchaînement pousse la très jeune adulte à partir de la maison dès son 17e anniversaire, deux ans après l’accident. «Mon frère de 16 ans est venu me rejoindre dans un tout petit appartement. À 8 ans, mon petit frère a fait sa première fugue et il est venu à la maison». C’est finalement elle qui élèvera le dernier de la famille.

Les séquelles de ce drame marquent à vie son petit frère. « Il n’arrive jamais à parler de sa mère qu’il n’a pas connue. Il ne peut pas dire le mot “maman” sans pleurer, plus de 50 ans après », raconte Joëlle.

L’angoisse de la route

De son côté, Joëlle vit encore avec cette peur viscérale de la route. «C’est une angoisse terrible. Je ne peux pas conduire. J’étais toute contente d’avoir mon permis trois ans après l’accident. Mais au fait, une fois au volant, c’était trop compliqué pour moi. Je visualise la voiture comme un cercueil . Même en tant que passagère, je ne peux pas prendre l’autoroute avec mon mari, ou alors il faut que je me mette sur le siège arrière avec un oreiller sur la tête pour ne pas voir.... Bref, ce sont des conséquences pour la vie entière».

Elle transmet cette angoisse malgré elle : « Maman, tu me fais stresser  !», lui dit souvent sa fille. «On communique aux autres nos détresses et notre peur, et pour eux c’est abominable. Oui je fais stresser ma fille au volant, mais je ne peux pas m’en empêcher. C’est terrible aussi. Il faut le dire ».

Alors, il faut de la force pour avancer. « J’ai rencontré mon mari à 17 ans, et je me suis accrochée à lui. Il me fallait un support. J’ai eu la chance qu’il accepte de rencontrer deux personnes : moi et mon petit frère». Mais sa force vient surtout des valeurs transmises par sa mère, desquelles elle ne dévira jamais. « Ma mère était Ukrainienne , elle a été élevée dans des couvents. Elle avait de la force de caractère. Sa phrase préférée : Joëlle, regarde la paille dans l’œil de la voisine avant de voir la poutre que tu as dans le tien ». Il faut vivre tel que l’on est.

Une photo de la mère de Joëlle. Collection personnelle

La force de vivre

« J’ai eu cette force de caractère en me disant qu’il faut toujours regarder vers le haut, toujours avancer, toujours dire : ce sera mieux demain». Ce même quand la vie la prend au défi : « à 25 ans, j’ai accouché d’un enfant trisomique . Ça n’a pas été facile de l’accompagner, mais on voulait le faire avec mon mari». Le couple tient bon et monte une affaire, et mène une vie de commerçants pendant 40 ans. «On a très bien gagné nos vies», résume Joëlle.

« Voilà, c’est la vie. Faut être fataliste», veut conclure Joëlle. «Est-ce que mon témoignage peut changer le comportement des gens sur la route ? J’en doute. On peut compatir, avoir de la sympathie pour les gens qui vivent ce type de douleur, mais quand on monte dans la voiture, on est de nouveau fou. Tant que les gens ne sont pas touchés, ils ne peuvent pas se rendre compte des conséquences d’un accident de la route. Il faut le vivre». Cinquante-quatre ans après ce 16 septembre 1971, Joëlle porte encore le poids de cette tragédie. Mais avec la force de vivre, entourée de l’amour des siens dans sa maison de Fréjus où « il fait beau ».