«J’ai du mal avec le “Venez comme vous êtes” de la culture McDo» : Karen Swami, une céramiste en quête de beauté

L’éclat de leur beauté ne fait pas de tapage, leurs formes sont sobres, sans ornement. Inertes, ils érigent la permanence de leur verticalité dans un monde où la standardisation des imaginaires disperse la création artistique contemporaine. Leur usage est banal ; rien de révolutionnaire, donc. « Ce ne sont que des pots », répète souvent Karen Swami, non pour déprécier son travail, mais parce que la main qui sculpte la terre n’opère pas à cœur ouvert, ne sauve pas des vies, argumente-t-elle. Indiscutable.

Pourtant, ses gestes bien faits de céramiste sont chargés d’un sens et d’un pouvoir salutaire : émouvoir, émerveiller, enchanter le quotidien… Des baumes pour l’esprit qui donnent à la vie une grâce dont l’époque manque cruellement. Nul besoin d’être esthète pour apprécier les pièces présentées dans l’atelier-boutique du 32 rue Monsieur-le-Prince, dans le 6e arrondissement de Paris. La vitrine éperonne la curiosité de l’éboueur comme celle du sénateur. Ex aequo, en heureux contemplateurs. Certains s’arrêtent seulement, trop intimidés ; d’autres osent pousser la porte. Pas toujours ceux que l’on croit. Karen Swami n’a pas oublié sa conversation avec un plombier tombé sous le charme de ses créations : « Ils sont beaux, vos pots. Mais ce ne sont pas uniquement des pots, c’est de l’énergie que vous vendez ! » Ce n’est pas rien, ce regain de vie inoculé par l’émerveillement : le beau comme médecine de l’âme.

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Dans cet atelier agencé avec élégance, où sont exposés vases, jarres, vasques, bas-reliefs…, le four et le tour de potier figurent en bonne place afin d’être vus de l’extérieur pour « mieux montrer le métier, pour partager ». Le sourire solaire de cette brune pétillante est une invitation permanente. Dans son antre règne l’harmonie, et dans sa production une cohérence à rebours d’une course à l’originalité à tout prix, souvent anarchique. Étrangère au flux des tendances, la démarche artistique de Karen Swami est guidée par « la simplicité, un équilibre esthétique, la pureté des lignes, des formes archétypales ancrées dans une histoire de la céramique. Bref, un certain classicisme ! »

En femme de tête, qui avoue travailler en premier lieu pour son propre plaisir, « la plénitude d’être à sa place, de faire les choses parce que c’est ainsi qu’elles doivent être faites », elle trace sa voie avec obstination, et rectitude. Rigoureuse sur le plan technique, elle se montre follement audacieuse dès qu’il s’agit « de passer par le prisme de l’argile » ses inspirations. Bousculer des savoir-faire millénaires ne l’effraie pas. Pour ses laques ne sont réalisés que cinq passages à l’essuyé au lieu des quatorze traditionnellement opérés au Japon. Si l’anatomie des pots, des vases, se modèle grosso modo à l’identique, leurs « épidermes » vont du plus lisse, poli à l’agate, au plus insolite, des teintes attendues comme le céladon aux plus atypiques. Au fond de la salle, les murs tapissés d’échantillons d’émaux aux nuances infinies disent l’entêtement d’une personnalité animée par les défis.

Une esthétique où l’imaginaire s’engouffre

Le regard passe d’une création à l’autre, toutes différentes. Couleur de suie, ses « terres enfumées » ont bénéficié d’une cuisson à 1000 °C, avant un passage dans de la sciure de bois dont le contrôle des flammes permet de donner, selon, des camaïeux de gris proches du grès de Saint-Amand ou un charbonneux texturé restituant des sols volcaniques. Les flancs de certaines de ses « terres nues », sans émaillage, évoquent les ruisselets tracés sur le sable lorsque la mer se retire. Les apparences sont trompeuses et laissent penser que ce petit pot dans les orangés n’a rien d’extraordinaire. « Le plus cher est ce qui m’a pris le plus de temps, qui a été difficile à obtenir, cette laque en fait partie », précise Karen. Et ce vase dont la surface craquelée ressemble à du galuchat ? Une imitation réussie du cuir de poisson grâce à la mise au point d’un émail blanc à forte teneur en cendre d’os.

Karen Swami et son terrier tibétain Ringo, dans l’atelier de Locquirec. Olivier Frydman

En fonction des terres et des oxydes métalliques choisis émerge une esthétique singulière où l’imaginaire s’engouffre. Comme dans une chambre claire s’invite la vision d’un monde animal, végétal ou aquatique. À chacun son ressenti. Avec leurs drôles de cicatrices dorées, les pièces « Kintsugi » notamment retiennent l’attention. Survenues à la cuisson, les fissures sont comblées, selon une technique japonaise, avec de la laque végétale et une poudre du plus précieux des métaux. « Ce qui est beau n’est pas le filet d’or, mais l’accident », relève Karen avant d’ajouter : « la réparation, le cocon fissuré et sublimé, les formes matricielles… Toutes ces interprétations ne sont pas fausses, mais ce décodage est-il vraiment nécessaire ? Le beau a-t-il besoin d’explications ? » Pas de concepts inconsistants ni de discours préfabriqués. « Chacun appartient à une communauté de culture, de valeurs, mais ici on s’adresse surtout à une partie du cerveau activée par l’émotion », pense-t-elle.

«C’est la main de Dieu !»

D’aucuns pensent que les objets sont muets, mais face à cette artiste charismatique qui pratique son art comme « une respiration vitale », on a vite la conviction que ses mains les chargent d’une énergie positive contagieuse. Pour expliquer cette force créatrice, Karen Swami délaisse son habituel pragmatisme : « Je ne suis ni mystique ni croyante, mais lorsque je travaille la terre, c’est comme quelque chose qui me traverse de supérieur… C’est la main de Dieu ! Je ne suis qu’une simple dépositaire. » Une dépositaire inspirée produisant 200 à 300 ouvrages par an, dont « les destinataires, assure-t-elle, existent forcément ». Il en est ainsi des antiquités qui attendent et, un jour, trouvent leur acquéreur.

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Et dire que Karen Swami a mis des décennies à ressaisir à pleines mains sa passion de la céramique, cette joie découverte à l’âge de 5 ans : « J’étais nulle en musique, moyenne en danse, mais au cours de poterie, plus rien n’existait : j’adorais ma prof, ce lâcher-prise, ce temps suspendu. Cette paix intérieure que je trouve aujourd’hui dans mon atelier, et dans le geste. » Entre l’intuition et l’intention, sa vocation aura lambiné de longues années. Mais le temps n’a pas été perdu : à Berlin, elle a travaillé à la Treuhand, organisme de privatisation des ex-structures est-allemandes, a fait de la promotion immobilière, a tenu une boutique aux puces de Saint-Ouen avec son mari d’alors, antiquaire, très attentif au « beau de qualité ».

Pour les grandes jarres, un tournage à la corde. Vincent Thibert

Puis, sa rencontre avec le sculpteur et céramiste Thierry Fouquet a tout bouleversé : « Alors que j’étais productrice de films – Ariel Zeitoun, Alain Terzian, Claude Miller… –et que j’avais deux enfants à élever, il m’a dit que j’avais quelque chose entre les mains ! » Pas question pour autant de se lancer en autodidacte : elle a passé un CAP de tourneur, a multiplié les stages notamment avec Christa de Coppet… « J’ai du mal avec le “venez comme vous êtes” de la culture McDo, s’amuse-t-elle. Venez, mais cultivez ce que vous êtes, tirez-en le mieux. Soyez exigeantenvers vous-même. C’est comme cela que l’on est heureux. Dans la récompense de l’effort, la constance, le dépassement de soi. »

Karen Swami, l’énergie plein pot

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Depuis douze ans et l’ouverture de son premier atelier dans le 14e arrondissement de Paris, devenu un lieu d’enseignement, ses céramiques n’ont cessé de séduire les grands noms du design, de la décoration et du luxe : Christian Liaigre, le premier, Maison Alberto Pinto, Bruno Moinard, Dior… Et d’évoluer. Ses dernières créations, parmi lesquelles des bas-reliefs émaillés, sont actuellement exposées à l’église Saint-Théodore *, à Tréduder, en Bretagne. Dans cet édifice du XVIe siècle, de granite et de shiste, ses œuvres ont logiquement trouvé leur place : une présence propice à une communion heureuse, au partage immédiat d’une émotion pure.