Spider-Man à Bercy : «Du point de vue de la culture classique, un gouffre sépare nos politiques actuels des générations précédentes»

Joachim Le Floch-Imad est professeur de culture générale dans le supérieur et essayiste. Il a publié Tolstoï. Une vie philosophique (Le Cerf, 2024), auréolé du prix Brantôme de la biographie historique.


George Steiner voyait dans la réponse à la question «Tolstoï ou Dostoïevski ?» la voie d’accès la plus sûre au secret du cœur d’un homme. S’il nous faisait à nouveau le don de sa présence, le philosophe, confronté au rétrécissement de l’univers mental de notre classe dirigeante, devrait indéniablement mettre à jour ses références. Le dilemme entre les deux génies russes pourrait ainsi laisser la place à l’interrogation suivante : DC Comics ou Marvel ? Quatre ans après Marlène Schiappa («Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités»), le ministre de l’Économie Éric Lombard a cru bon de comparer sa mission à celle du super-héros hollywoodien Spider-Man. «Je me sens un peu comme l’homme-araignée aujourd’hui tant ma tâche et les enjeux sont immenses pour la France»a-t-il expliqué au Point, avec une indifférence au ridicule qui confine presque au panache. Sans faire de procès d’intention au nouveau locataire de Bercy - sa carrière de technocrate comme son manque d’exposition médiatique ne laissant pas entrevoir grand-chose de son être profond -, il est possible d’interpréter sa déclaration comme le symptôme d’un changement d’époque.

D’un point de vue culturel, intellectuel et langagier, la parole publique s’est en effet terriblement appauvrie, sans que personne n’ait le monopole de cet effondrement. On se souvient par exemple d’un porte-parole de l’UMP confondant le Zadig de Voltaire et la marque de vêtements «Zadig et Voltaire» ou d’un président de la République dissertant sur l’inutilité de La Princesse de Clèves. En 2022, l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron, alors en quête d’un second mandat, produisait une web-série Le candidat à l’esthétique calquée sur les codes de la plateforme Netflix. Plus récemment, l’affiche de La France insoumise pour les élections européennes se voulait inspirée «des grands films de super-héros qui s’unissent pour lutter contre le mal (Avengers, Star Wars, Dune…)». L’observateur attentif de l’actualité politico-médiatique ne manquera pas d’illustrations complémentaires pour mesurer à quel point la pente parcourue sous la Ve République fut raide. 

Du point de vue de la culture classique, un gouffre sépare nos politiques actuels des générations précédentes, jusqu’à un Jean-Marie le Pen, amoureux de littérature, de chansons et de ballets, dont la disparition n’est pas dénuée de charge symbolique. Certaines pages des Mémoires du général de Gaulle n’ont ainsi rien à envier à celles du grand siècle, à la plume majestueuse de Saint-Simon, de Bossuet ou du cardinal de Retz. Normalien et ami de Julien Gracq, Georges Pompidou signa une Anthologie de la poésie française (1961) dans laquelle des générations de jeunes gens trouvèrent une source d’émerveillement, à commencer par son propre fils à qui il adressa la dédicace suivante : «Mon cher fils. Dans ce monde qui devient le tien, lire, penser, rêver, rire, découvrir, c’est résister. Papa» Et que dire enfin d’un François Mitterrand qui ne manquait pas une occasion de faire montre de son bagage littéraire, avec profondeur et audace, comme lorsqu’il exaltait des écrivains (Barrès, Rebatet, Chardonne, Déroulède, Drieu, etc.) dont la simple évocation clouerait au pilori aujourd’hui ?

Il y a dans ce changement de paradigme l’une des raisons déterminantes de la fracture entre les Français et leurs représentants et dans ce qu’on nomme, par euphémisme, la crise de l’autorité.

Joachim Le Floch-Imad

Les accompagnateurs du désastre rétorqueront bien sûr que les discours décadentistes ont existé de tout temps et qu’il subsiste, au sein de notre classe dirigeante, des poches de résistance et des individus cultivés. Cela objection est juste, à la différence près que la culture se décline dorénavant au pluriel et que le relativisme est devenu la norme, à la faveur d’un bouleversement analysé avec force par Alain Finkielkraut dans La défaite de la pensée (1987) : «Il n’y a plus vérité ni mensonge, ni stéréotype ni invention, ni beauté ni laideur, mais une palette infinie de plaisirs, différents et égaux. […] Aucune autorité transcendante, historique ou simplement majoritaire ne peut infléchir les préférences du sujet post-moderne ou régenter ses comportements.» 

Cette lame de fond n’a cessé de gagner en vigueur depuis lors, à la faveur d’évolutions conjointes : hédonisme de la consommation, fureur égalitariste, passage de la «graphosphère» à la «vidéosphère» (Régis Debray), présentisme, délitement de l’école. Et le devenir post-culturel de la France qui en a résulté a métamorphosé notre vie politique. Le souverain, sommé de ne pas froisser les passions démocratiques, ne tire désormais plus sa légitimité d’une quelconque symbolique lettrée. L’administration des choses a remplacé le gouvernement des hommes. Et la communication a supplanté le verbe, l’esprit et le souffle. 

Il y a dans ce changement de paradigme l’une des raisons déterminantes de la fracture entre les Français et leurs représentants et dans ce qu’on nomme, par euphémisme, la crise de l’autorité - l’obéissance et l’adhésion pouvant difficilement se passer de l’admiration. Le nivellement par le bas de la parole publique a enfin durablement terni l’image même de la politique. Jargonnante, aseptisée et terne, celle-ci ne suscite plus l’exaltation que les meilleurs profils y trouvaient jadis, d’où l’actuelle crise des vocations et l’inflation des médiocres (non moins arrogants) aux plus hautes responsabilités.

Au-delà des enjeux de représentation, c’est la possibilité d’une action politique digne de ce nom qui se voit remise en cause. Les plus cultivés et les plus sages ne font bien sûr pas toujours les meilleurs gouvernants, comme nous le rappellent les désillusions de Platon à la cour de Syracuse. Gageons néanmoins qu’un surplomb culturel minimal permet d’éviter certains faux pas et que, lorsque celui-ci se raréfie, la politique s’appauvrit. 

Lorsque nos dirigeants mettent sur le même plan les grandes œuvres de notre passé et les productions de l’industrie culturelle, ils aggravent le sentiment de dépossession auquel tant de Français sont en proie.

Joachim Le Floch-Imad

Cette vérité empirique tient notamment au fait que la culture seule ouvre sur la longue durée dont la politique est indissociable. À force de temps passé à interagir sur les réseaux sociaux et à se rêver en personnages de séries américaines qui vivent à un rythme effréné (House of Cards en tête), nos responsables ont fini par l’oublier. Surtout, la politique n’est possible que lorsqu’une vision de l’intérêt général se déploie aux côtés d’un imaginaire singulier. C’est dans la connaissance de l’histoire, du patrimoine et des mœurs de la communauté humaine dont on a la charge que l’on puise la sève nécessaire à l’action. Machiavel, qui s’enorgueillissait de dérober des heures à ses journées chargées «pour revêtir la toge rouge et fréquenter les princes de l’Antiquité», l’avait compris. À l’heure où la fuite en avant narcissique tient lieu de politique, qui daigne encore regarder dans le rétroviseur pour avancer mieux armé vers l’avenir ? 

Ces réflexions valent en particulier pour la France, «patrie littéraire» par excellence selon l’historienne Mona Ozouf. Lorsque nos dirigeants mettent sur le même plan les grandes œuvres de notre passé et les productions de l’industrie culturelle (qui charrient généralement une vision du monde éloignée de nos repères traditionnels, quand vision du monde il y a), ils aggravent le sentiment de dépossession auquel tant de Français sont en proie. En démocratie représentative plus que dans tout autre régime, la représentation produit le représenté, d’où la nécessité d’une élite irréprochable et désireuse non pas d’entretenir le peuple dans ce qu’il est mais de l’élever en préférant pour lui le beau et le grand plutôt que le laid et le médiocre. 

Sans reconstruction, au sommet de l’État, d’un discours avec un minimum de hauteur, d’exigence et de dignité, les sermons sur la nécessité de refaire de la France une grande nation du savoir demeureront par conséquent des vœux pieux. On attendrait du gouvernement de François Bayrou, agrégé de lettres classiques et auteur de belles réflexions sur Charles Péguy comme sur Henri IV, qu’il montre la voie vers plus de responsabilité. Éric Lombard, quant à lui, gagnerait à ne pas dilapider son temps à Bercy auprès de spin-doctors (conseillers en communication) lui enjoignant de «faire jeune», et à se concentrer sur la seule tâche qui l’attend : l’adoption d’un budget et l’esquisse du redressement d’une économie dont les indicateurs ne cessent de se dégrader. Ce n’est pas le travail qui manque !