Eurovision 2025 : de Barbara Pravi à Louane, comment la France a trouvé son identité musicale et quitté le fond du classement

Barbara Pravi, La Zarra, Slimane et maintenant Louane. En quatre éditions semble se dessiner une formule payante pour la France à l'Eurovision, dont la finale se déroule samedi 17 mai à Bâle, en Suisse. Un titre d'un artiste solo, en français, qui fait écho à la chanson française traditionnelle, avec les mots clés qui vont bien pour toucher un public international ("voilà" en 2021, "mon amour" en 2024, "maman" cette année...), au service d'une ambition affichée de ramener la coupe, ou plutôt le micro de cristal qui sert de trophée, à la maison pour la première fois depuis Marie Myriam en 1977. Cette stratégie du made in France va-t-elle continuer à payer, après une série de résultats encourageants ?

Elle respecte en tout cas la règle n°1 pour briller à l'Eurovision : prendre le concours au sérieux. Les eurofans – cette population d'inconditionnels susceptibles de cramer leur forfait de téléphone en arrosant de votes par SMS leurs candidats préférés – n'aiment pas qu'on se moque d'eux. "En France, il y a eu une réelle prise de conscience il y a une quinzaine d'années", appuie Paul Jordan, spécialiste du concours, qui a travaillé pour l'organisation, et a vu la délégation tricolore améliorer sa préparation. "Je revois encore Nathalie André [ancienne patronne de la délégation française à l'Eurovision] tester sur nous des chansons six mois avant l'échéance, en nous demandant notre avis."

Il est loin le temps des Fatals Picards, échoués à l'avant-dernière place en 2007, avec un rock outrancier sur le French art de vivre. "Les Britanniques ont longtemps abordé le concours avec cette même approche 'meta', en refourguant des gloires des années 1980 sur le retour comme Bonnie Tyler , abonde Paul Jordan. Clairement, ils envoyaient le message qu'ils n'en avaient rien à faire." Et le public le leur rendait bien, avec une collection de dernières places et de zéro pointés.

"C'est un genre très risqué"

Astuce chez vous : annoncer dans votre chanson que vous allez gagner l'Eurovision n'est pas non plus une garantie de succès. Le groupe lituanien LT United, qui entonnait We Are the Winners en 2006, a dû se contenter d'une 6e place, qui demeure cela dit le meilleur résultat du pays. Là encore, le maître mot est sub-ti-li-té, à l'image de la chanteuse grecque Helena Paparizou qui a décroché la place de n°1 en 2005 avec My Number One . Aucune chanson faisant explicitement référence à l'Eurovision n'a encore gagné le concours. Le thème qui marche à tous les coups, c'est l'amour, présent dans 69% des chansons et même à 83% dans le top 3, selon une étude menée sur les concurrents de la décennie 2010 par le musicologue Joe Bennett.

Cette année, la France mise sur un thème clivant : la mort. "Un des deux thèmes que je déconseille par-dessus tout à mes étudiants, avec les relations platoniques", sourit ce vieux briscard du songwriting. S'il n'est pas sûr que les téléspectateurs de la Finlande à Malte vont saisir le thème de la chanson, il salue l'audace. "On n'est pas sur un album pop, on est dans un show télé, et vous devez absolument proposer quelque chose de mémorable, que les gens se rappellent de vous après les trois minutes de votre passage."

Depuis quelques années, la France propose autre chose qu'une plantureuse Polonaise qui bat le beurre en contre-plongée ou des pom-pom girls estonienne brandissant des oignons géants en carton pâte. Et quand toute l'Europe ou presque a succombé à la dictature de la pop (66% des chansons sur les finales des deux dernières décennies), les savants calculs de Joe Bennett mettent en évidence que la France résiste encore et toujours à l'envahisseur : "Vous exprimez votre identité culturelle en vous arc-boutant sur la 'chanson'." A ne pas confondre avec la ballade, au tempo plus rapide. La chanson, c'est Edith Piaf, c'est Jacques Brel, et son archétype à l'Eurovision demeure Voilà, de Barbara Pravi.

La chanteuse seule en scène, un projecteur sur elle et rien que sa voix comme vecteur d'émotion. "C'est un genre très risqué, qui met une pression maximale sur l'interprète", poursuit Joe Bennett. Même mâtiné de disco, comme pour Evidemment de La Zarra en 2023 , d'électro pour Mon amour de Slimane en 2024 , ou mutant en ballade, comme pour Louane cette année, ce genre demeure la signature de la France au concours ces dernières années. "Les Français font ça mieux que personne, parce que vous pensez que c'est votre genre musical par excellence, et vous espérez que les téléspectateurs vont percevoir cette authenticité", analyse le musicologue.

A se demander si on n'attend pas de la France de proposer uniquement de la chanson. "Quand on a des stéréotypes aussi forts que la France, il faut en profiter, appuie Irving Wolther, journaliste et universitaire allemand lui aussi spécialiste du concours. A contrario, quand vous avez proposé une chanson en breton, ça n'a pas marché." L'électro 100% beurre salé du groupe Alvan et Ahez n'avait pas convaincu en 2022, et leur chanson Fulenn avait échoué à une peu flatteuse avant-dernière place. Selon lui, la qualité de la chanson n'est pas en cause, "mais ce n'est pas ce qu'on attend de la France". De la même façon, l'Allemagne a envoyé le groupe country Texas Lightning à l'Eurovision en 2006 pour se ramasser en 14e position, malgré un carton à domicile : "C'est encore aujourd'hui la chanson allemande de l'Eurovision la plus diffusée à la radio. Le public international n'a pas fait le lien."

A contrario, on peut trouver des explications identitaires à la belle 2e place de Sam Ryder en 2022, qui tranche au milieu de la collection de gadins du Royaume-Uni. "On retrouvait des éléments de britpop et un peu de Queen dans sa chanson Spaceman, ce que le public a aussitôt associé à la scène musicale britannique" , abonde Rob Lilley, du podcast de référence Euro Trip. Reste le mystère espagnol : le pays envoie des chansons populaires au pays, mais qui peinent à toucher le grand public européen. "Ea Ea de Blanca Paloma était peut-être le titre le plus 'espagnol' qu'ils ont envoyé depuis des lustres, mais ils ont terminé derniers du télévote, alors que les pronostiqueurs en attendaient beaucoup."

A rebours de tendances qui sont peut-être en train de changer

Autre signature hexagonale : chanter en français. Même quand l'Europe entière est passée à l'anglais une fois levée l'obligation de chanter dans la langue du pays, en 1999. "Ça ne fait pas gagner, mais une telle constance assure le respect du jury, dont le vote compte pour la moitié des points", souligne Paul Jordan. Un temps brocardée comme ringarde, cette défense de l'exception culturelle gagne du terrain en Europe. La Lituanie est revenue à sa langue maternelle en 2022 après deux décennies où l'anglais a régné sans partage. La Lettonie a joué la carte du folklore "en retenant une chanson inspirée du daïnas" , un chant traditionnel local, "une forme de mantra qu'on répète ad libitum", explique Irving Wolther. Même la sacro-sainte Suède, qui est à l'Eurovision ce que le Brésil est à la Coupe du monde de foot, renonce à l'anglais cette année, pour la première fois depuis vingt-sept ans, en proposant une chanson loufoque sur le sauna.

Musicalement aussi, il existerait une formule magique pour gagner le concours, établie par le chercheur Jonathan Stark de l'université de Bâle : "Sur les vingt dernières années, pour gagner, vous devez proposer une chanson pop à 123 bpm en do majeur", assure-t-il. La chanson à la française tourne autour de 60-70 bpm, un rythme bien moins dansant. "C'est un reflet de l'époque et une formule que la Suède suivait à la lettre jusqu'à cette année... Mais c'est peut-être en train de changer." Selon ses calculs, les chansons qui s'approchent le plus de bon combo genre-rythme-note cette année sont à chercher du côté de l'Estonie, de Malte et de l'Australie – "mon favori secret" –, pourtant toutes engluées dans le ventre mou du classement chez les bookmakers. 

Peut-être parce que le zeitgeist, ce mot allemand qui signifie "l'esprit de l'époque", a changé. "Quand la France envoie la chanson bouleversante de Barbara Pravi en 2021, ça coïncide parfaitement avec l'ambiance de sortie de la pandémie de Covid, avance Rob Lilley. En 2025, je ne compte plus les titres électro positifs, comme un contrepoint à l'ambiance géopolitique pesante. La Suède va encore plus loin avec cette chanson en forme de blague sur le sauna. On va voir si ce sont eux qui ont eu raison." Ou si la persistance française trouvera grâce aux yeux du public européen.