Paul-Loup Sulitzer, le romancier des années fric

« Money, et la suite de mes romans, visaient justement à décomplexer l’argent sans en faire un dieu, à vanter la liberté d’entreprendre. J’en avais assez de la dictature de l’intelligentsia vis-à-vis de la réussite financière. Je voulais parler de façon moderne du capitalisme, être un Balzac qui témoignait de son temps. » En signant en 1980 le best-seller MoneyPaul-Loup Sulitzer a marqué de sa plume ce qu’on a appelé les « années fric », c’est-à-dire la décennie 1980, avec le retour en grâce de la finance et de l’économie dans les médias. Et l’apparition des « pages saumon », la couleur du Financial Times, qui ont fait flores dans la presse. Les petits porteurs et la « veuve de Carpentras » se ruant pour leur part sur les actions des entreprises nouvellement privatisées. Les moins jeunes s’en souviennent : ils étaient des millions à regarder l’émission de télé « Vive la crise ! », animée par un Yves Montand transfiguré, vantant les délices du capitalisme.

Les autres titres de Sulitzer ont illustré la même formule gagnante que Money, celle du « western financier » : Cash ! Fortune, Le Roi vert, romans traduits dans une quarantaine de langues, vendus à 60 millions d’exemplaires, disponibles en librairie, dans les gares et les supermarchés.

Sulitzer, qui s’avouait « l’écrivain du pognon » et le « romancier économique » nous a quittés à 79 ans ce jeudi 6 février, des suites d’un AVC, sur l’île Maurice où il s’était retiré. Le siècle a changé et le remake de son premier succès triomphal, Money 2, son avant-dernier roman, publié en 2009, n’a attiré qu’un petit millier de lecteurs. On était loin du temps, c’était le début des années 1990, où Alain Souchon l’évoquait dans un couplet de « Foule sentimentale », aux côtés du top model Claudia Schiffer. Ce que la chanson ne dit pas, en revanche, c’est que les livres de Sulitzer ont été écrits avec la collaboration du scénariste et écrivain Loup Durand, mettant au goût du jour et avec la puissance de feu d’un marketing agressif, une formule bien rodée jadis par Alexandre Dumas, puis par Maurice Druon et son « atelier ». Formule, connue sous le nom de « système Sulizter-Durand » que Bernard Pivot dévoilera malicieusement en 1987, sur le plateau d’« Apostrophes ».

« La grande aventure c’est la vie des financiers partis de rien, les Marco-Polos du XXe siècle pour qui l’argent n’est qu’un jeu, et dont le seul talent est de savoir gagner, risquer, de reculer les limites de l’impossible. »

L’histoire de Sulitzer tient autant du roman que de la saga. Né en 1946 à Boulogne-Billancourt, d’un père d’origine roumaine, mort alors qu’il a dix ans, il se targue à 21 ans d’être le PDG le plus jeune de France. Il vend des gadgets, des porte-clés et compte parmi ses clients l’hebdomadaire Pif Gadget, lié au Parti communiste, avant de devenir consultant financier. Puis le virus de l’écriture le pique, transformant le genre roman en pur produit de grande consommation à coloration culturelle. Pour ce Guillaume Musso des années 1980, au triomphe de Money, publié chez Denoël, l’ex-maison d’édition de Céline et d’Elsa Triolet, succèdent ceux de Cash !, de Fortune, du Roi vert, de Fortune à Dallas qui tous mettent en scène le protagoniste Cimballi, riche héritier dépouillé de son immense fortune qu’il va chercher à reconquérir. L’argument commercial : « Je m’appelle Cimballi, Franz Cimballi. Dans la vie, j’ai deux passions : les femmes et l’argent. Pour l’argent, je suis doué et déjà milliardaire. Pour les femmes, je le croyais... jusqu’à ce que je rencontre la très belle et très cruelle Patti Hall et ses 6 milliards de dollars. C’est alors seulement que mes ennuis commencèrent ». Présenté ainsi, le roman s’ouvrait sur une épigraphe composée par Sulitzer lui-même : « La grande aventure c’est la vie des financiers partis de rien, les Marco-Polos du XXe siècle pour qui l’argent n’est qu’un jeu, et dont le seul talent est de savoir gagner, risquer, de reculer les limites de l’impossible. » Toute une époque, déjà caricaturée par ses thuriféraires et ses affidés. Pour le bitcoin et autres monnaies cryptées, il nous faudra attendre.

Viennent ensuite Popov, roman d’espionnage situé dans l’univers des oligarques russes, et Hannah, et où il romance la vie d’Helena Rubinstein, première grande industrielle des produits de beauté. C’est l’époque où les lauréats du prix Goncourt s’appelaient Marguerite Duras (pour L’Amant) et Yann Queffélec, et où la chanteuse Rika Zaraï faisait paraître avec succès Ma médecine naturelle . En 1991, Money est adapté au cinéma avec plus ou moins de bonheur, Sulitzer y tient un petit rôle. Deux ans plus tard, son troisième mariage, avec Delphine Jacobson, est célébré en personne par le maire de Paris, Jacques Chirac. Mais c’est un ordre président qui l’intéressera, J.F. Kennedy, qu’il fera revenir dans un thriller, Puits de lumière, paru discrètement en 2007.

Au cours de ces années de grand faste, alors qu’il a à son catalogue une trentaine de titres, Sulitzer vit dans un hôtel particulier de 450 m2 à Paris, rue de Varenne, possède une villa à Saint-Tropez et, dit-on, un ranch en Arizona, sans compter les tableaux de maître, les sculptures de Carpeaux et une Ferrari, rutilante comme il se doit.

« Avant de m’en aller, je voudrais essayer d’écrire un très beau livre. »

En 1994, il publie son dernier best-seller, Le Régime Sulitzer, après avoir perdu une vingtaine de kilos. Le livre, sous-titré « Être mince sans fatigue, sans privation et pour toujours », est préfacé par le professeur Christian Cabrol, sommité de la chirurgie cardio-vasculaire. Le père de la « finance-fiction » y note, dans ce style qui a conquis des millions de lecteurs : « Le poids, c’est comme l’inflation. Il a, comme elle, ceci de pernicieux qu’on ne s’en rend pas compte tout de suite de sa lente progression ». Auparavant, il avait renoué avec ses racines balkaniques en aidant à la diffusion des images du procès et des exactions du couple Ceaușescu, fusillé le jour de Noël 1989.

Les revers s’étaient accumulés à partir du début des années 2000. Le nouveau siècle s’annonçait mal. Affaibli par un AVC en 2004, il vit par ailleurs un divorce compliqué assorti d’une bataille judiciaire autour de sa fortune avec sa troisième épouse. Il est ensuite mis en cause dans l’affaire des ventes d’armes à l’Angola. En 2009, il est condamné pour recel d’abus de biens sociaux, avant d’être finalement relaxé en appel. Il était ainsi passé du « statut de multimilliardaire flamboyant à celui de ruiné », selon ses mots.

Il y a quelques petites années, l’ancien chantre des bons du Trésor avait confié à la presse : « Avant de m’en aller, je voudrais essayer d’écrire un très beau livre. » Trop tard, comme aurait pu lui dire saint Pierre. La corbeille est pleine.