Mario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature et homme de convictions, est mort à l’âge de 89 ans

L’écrivain hispano-péruvien, prix Nobel de littérature 2010 et ancien membre de l’Académie française, Mario Vargas Llosa est décédé dimanche à l’âge de 89 ans à Lima, où il vivait depuis quelques mois en retrait de la vie publique, a annoncé sa famille dans un message sur les réseaux sociaux. «C’est avec une profonde tristesse, que nous annonçons que notre père, Mario Vargas Llosa, est décédé aujourd’hui à Lima, entouré de sa famille et en paix», a écrit son fils aîné Alvaro dans un message également signé par son frère Gonzalo et sa soeur Morgana.

Ces derniers mois, les rumeurs sur la détérioration de l’état de santé de l’écrivain s’étaient multipliées. Il « est à l’aube de ses 90 ans, un âge où il faut réduire un peu l’intensité de ses activités », avait déclaré son fils Alvaro en octobre dernier, sans préciser l’état de santé de son père.

Mario Vargas Llosa faisait partie de ces écrivains qui pensent que le roman est un genre majeur, le seul à pouvoir exprimer «de façon vaste, ambitieuse, complexe» la totalité du monde fictif. « Lui seul peut profiter de toute l'expérience humaine. Témoignage subjectif, il exprime dans le même temps ce qu'ont été les hommes d'une époque et d'une société, mais aussi tous les fantômes qui l'ont créée à partir d'une réalité objective. »

Son traducteur et ami, Alain Bensoussan, écrivait déjà, en 1989, que «chaque époque, périodiquement, voit surgir son écrivain total, son démiurge qui fait de la littérature un absolu, un langage capable de déchiffrer les mystères de ce monde et de les transcender par la parole. S'il est dans l'Amérique de langue espagnole un écrivain de ce type, c'est bien, Mario Vargas Llosa». Pratiquant une confusion volontaire et permanente entre l'homme et l'écrivain, entre sa vie personnelle et la fiction, Mario Vargas Llosa ne sépara jamais son activité littéraire de son engagement personnel. Très jeune, il milita aux côtés des communistes péruviens contre la dictature du général Odría, devint journaliste à l'AFP et à Radio France, s'enthousiasma pour les thèses de Jean-Paul Sartre, adhéra dans un premier temps à la Révolution castriste, avant de rencontrer les grands écrivains latino-américains du XXe siècle : Julio Cortázar, Jorge Luis Borges, le Cubain Alejo Carpentier, son ami puis rival Gabriel García Márquez (lauréat du Nobel en 1982), et l'Uruguayen Juan Carlos Onetti. Sans renier ses engagements humanistes, il finit, en démocrate lucide, par s'éloigner du socialisme et par être, à 54 ans, le candidat de la droite libérale à l'élection présidentielle de 1990 au Pérou. Battu au second tour par Alberto Fujimori, il revint à la littérature et publia Le Poisson dans l'eau, en 1993. Dans ce livre, récit fiévreux de sa longue bataille électorale, Mario Vargas Llosa revenait une nouvelle fois sur son adolescence brimée par un père sévère, son séjour au collège militaire Leoncio Prado, où s'étaient succédé sanctions et brimades, son mariage précoce à l'âge de 19 ans avec sa tante et son voyage à Paris qui avait déterminé à jamais sa vocation d'écrivain. Cette amère expérience politique lui inspirera également un autre roman magistral, paru en 2016 : Cinco Esquinas.

« Mario Vargas Llosa ne sépara jamais son activité littéraire de son engagement personnel »

Cette vie d'adulte, jamais totalement séparée de l'enfance, passée à Arequipa, au sud du Pérou, constitue le terreau fondateur d'une œuvre multiple, variée, diverse. Il y avait, en effet, plusieurs Mario Vargas Llosa. Celui de la nostalgie, qui évoqua dans Les Cahiers de don Rigoberto les rêves de bonheur perdu du petit Fonfon. Celui de L'Orgie perpétuelle (à propos de Madame Bovary) qui s'étourdit dans la littérature afin de mieux supporter l'existence. Celui d'Eloge de la marâtre, qui réinventa le roman érotique en dressant un malicieux catalogue de la luxure. Celui de La Guerre de la fin du monde, qui s'empara d'un thème historique pour brosser le portrait d'une société et en faire le procès. Sans oublier une intense activité journalistique, entamée dès le début des années 1960, et qu'il poursuivra dans les colonnes du quotidien madrilène El País. Il s'était également penché sur quelques destins singuliers, tels ceux de Gauguin et de Flora Tristan (Le Paradis - un peu plus loin, en 2003) ou encore celui de l'indépendantiste irlandais Roger Casement, dans Le Rêve du Celte (2010). En 2018, dans La llamada de la tribu, il avait rendu hommage à quelques penseurs du libéralisme : Adam Smith, Raymond Aron, ou encore Jean-François Revel.

Contempteur des tares et des dérives de notre société, il avait dénoncé sans relâche la civilisation du spectacle, la dégénérescence de l'art contemporain et la montée de l'islamisme en Europe, s'opposant même (et en public) aux velléités indépendantistes des Catalans, en 2017.

Invité au Collège de France par Antoine Compagnon, en 2017, il avait déclaré : «Le plus grand événement de votre vie a été l'apprentissage de la lecture à l'âge de cinq ans au collège Lassalle de Cochabamba, avec frère Giustiniano. J'ai découvert qu'en lisant, en traduisant les lettres, les mots, on pouvait vivre une existence beaucoup plus riche, beaucoup plus intéressante ou plus diverse que la vie véritable. Cela a été pour moi une découverte essentielle.»

Fasciné par Malraux, Hemingway et Faulkner

Dans tous ces livres, une question revient : quel rôle l'écrivain peut-il et doit-il jouer dans son temps ? Adolescent rebelle, le futur auteur de De sabres et d'utopies avait été affublé d'un surnom : le « vaillant petit Sartre ». Grand lecteur des Temps modernes, alors qu'il vivait à Paris, au début des années 1960, il y avait découvert que les mots sont des actes et qu'ils peuvent changer la vie : la littérature a donc une responsabilité morale vis-à-vis de l'histoire. La connaissance de ce concept issu des années de formation est indispensable à qui veut lire le Mario Vargas Llosa des œuvres de jeunesse, La Ville et les Chiens (1963), Conversation à la Cathédrale (sans doute son opus le plus ambitieux), etc... Et celui des romans de la maturité tel que La Fête au Bouc, paru en 2000.

Mario Vargas Llosa savait mieux que nul autre qu'on peut décrire dans un roman des vies extraordinaires ancrées dans la réalité (1980). © Sophie Bassouls / Bridgeman Images

Fasciné par les romanciers contemporains épiques comme Malraux, mais aussi par les romanciers américains de la «Lost Generation» (Hemingway, Fitzgerald, Dos Passos), sans oublier l'influence déterminante qu'exerça sur lui Faulkner, Mario Vargas Llosa savait mieux que nul autre qu'on peut décrire dans un roman des vies extraordinaires ancrées dans la réalité : «Je veux être un écrivain réaliste, mais qui raconte ce qu'il y a d'insolite dans la réalité en créant des personnages capables d'aller au-delà de leurs limites». Dans La Tante Julia et le Scribouillard (1977), Pedro Camacho était un feuilletoniste de radio qui, pour être en prise avec la réalité, avait installé son bureau dans la rue ! Sa profession de foi est hilarante : «Qu'est-ce que le réalisme, messieurs ? Quelle meilleure façon de faire de l'art réaliste que de s'identifier matériellement avec la réalité ?»

Mario Vargas Llosa, qui avait comme modèles avoués Victor Hugo et Gustave Flaubert, transformait en littérature tout ce qui lui arrivait. Ainsi sa vie entière fut-elle cannibalisée par le roman. Homme de l'incertitude lucide et du doute nécessaire, il savait que tout le monde, sans exception, pouvait être sujet de récit. Plus qu'une devise, voilà qui était une sorte de règle de vie, de posture philosophique, de théorie littéraire. Et lorsqu'on lui demandait si depuis La Ville et les Chiens, son premier roman, sa conception de la littérature avait évolué, il répondait : «J'ai lu, vu, vécu et cela a changé l'écrivain que je suis.»

« Un bon roman dit toujours la vérité, et un mauvais ment. »

Mario Vargas Llosa

Une autre «certitude» guidait son art : pour lui la notion de vérité en littérature ne relevait ni de la morale ni de l'idéologie : «Un bon roman dit toujours la vérité, et un mauvais ment.» La vérité passe donc à travers les mensonges, une vérité subjective, indirecte, mais qui enrichit et permet de mieux appréhender la réalité objective. Le roman, au sens où l'entendait Vargas Llosa, est une réponse critique à la réalité. La société produit des démons que le roman fustige. Vargas Llosa souscrivait pleinement à l'opinion de Dostoïevski affirmant que Don Quichotte était un livre où la vérité était sauvée par le mensonge. En donnant comme titre à l'un de ses recueils d'essais La Vérité par le mensonge, Vargas Llosa nous livrait une des clés de son univers. Revenons à l'un de ses livres les plus célèbres, La Fête au Bouc : le tyran dominicain Trujillo y touchait au mensonge par la vérité. Dans ces trente années de terreur, tout était vrai, et cependant tout conduisait au mensonge le plus intolérable.

Comme Flaubert, Mario Vargas Llosa affirmait qu'il fallait s'habituer à ne voir dans les gens qui nous entourent que des livres. Pour lui, la seule façon d'être écrivain était de se livrer corps et âme à la littérature. Beau projet en vérité que celui de vouloir offrir à la littérature comme mission principale l'élévation de l'homme, une sorte de salut par le livre. Contrairement à Albert Camus affirmant qu'il fallait un temps pour vivre et un autre pour témoigner de vivre, Vargas Llosa démontra avec beaucoup de conviction que vivre et écrire ne formait qu'une seule et même démarche. En racontant des histoires, l'écrivain ne s'est jamais éloigné de son siècle. Tout en lui y revient. L'œuvre de Mario Vargas Llosa, à la croisée des chemins entre biographie, roman, histoire et critique littéraire, est exemplaire. Dans Le Paradis - un peu plus loin, il montrait que la chute pouvait être aussi belle que l'envol. L'un comme l'autre sont porteurs d'espoir. Mario Vargas Llosa croyait en l'utopie. Les rêves, nous dit-il, sont nécessaires, ce sont les seules réalités de la vie. Les rêves sont ce que l'homme a de plus indécent à montrer, mais n'est-ce pas grâce à eux qu'il soulève la dalle de la nuit ?