Emmanuel Macron in his own words (French)

Editor’s note: The interview was conducted at the Elysée Palace in Paris on April 29th. The English translation has been lightly edited for clarity.

The Economist: Lors de votre discours à la Sorbonne, vous avez déclaré que l’Europe peut mourir. Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce qui est en jeu ?

Président Macron: Je faisais référence à la formule de Paul Valéry après la Première Guerre mondiale sur le fait que nous savons maintenant qu’une civilisation peut mourir.

Premièrement parce que nous avons un risque militaire, géopolitique, un risque de sécurité. Notre Europe n’est pas la région du monde la plus en sécurité, même s’il y a au sein du continent un modèle de forces armées désormais solide, complet et efficace comme l’armée française par exemple. Il n’en demeure pas moins quand on regarde l’Europe dans son ensemble, qu’elle a beaucoup moins investi sur sa défense et sa sécurité que les Etats-Unis ou la Chine, qu’elle se retrouve dans un environnement mondial où la prolifération revient : la Russie, mais aussi l’Iran et d’autres puissances. Et il y a non seulement un retour de la guerre de haute intensité sur le sol européen, mais cette guerre est menée par une puissance dotée de l’arme nucléaire et qui a un discours belliqueux. Tout cela fait que l’Europe doit légitimement se poser la question de sa protection militaire. Et qu’en effet, elle doit se préparer à ne plus bénéficier de la même protection par les Etats-Unis d’Amérique, c’est ce que je disais déjà en 2019 dans vos colonnes. Nous devons nous préparer à nous protéger.

Deuxièmement, le défi pour l’Europe est économique et technologique. Il n’y a pas de grandes puissances sans prospérité économique, ni sans souveraineté énergétique et technologique. On l’a d’ailleurs vu au moment de cette guerre d’agression où le modèle productif européen dépendait beaucoup du gaz russe, moins d’ailleurs pour la France que pour d’autres. Et donc il faut bâtir notre souveraineté, notre autonomie stratégique, notre indépendance sur le plan énergétique, sur le plan des matériaux et de ressources rares mais aussi sur les compétences et les technologies clés. Et nous avons commencé ce réveil. Nous y avons beaucoup contribué ces dernières années, mais aujourd’hui, nous ne sommes pas allés au bout de ce chemin. Nous devons être encore plus puissants, plus forts, plus radicaux. Et à cela s’ajoute le fait que l’Europe ne produit pas assez de richesse par habitant, en comparaison là aussi des autres grandes puissances, et notre grande ambition, alors que nous sommes dans un moment de réallocation des facteurs de production, qu’il s’agisse des cleantech ou de l’intelligence artificielle, c’est d’être un continent attractif pour ces grands investissements. L’ambition c’est que ces technologies de rupture ne se développent pas d’abord dans d’autres zones, soit parce qu’elles sont très aidées, encouragées, comme aux Etats-Unis et à cause des investissements massifs sur l’IA, soit parce que les facteurs de production y sont beaucoup moins chers, comme aux États-Unis ou en Chine.

Troisièmement, l’Europe est touchée par cette crise des démocraties. Nous sommes le continent qui a inventé la démocratie libérale. Nos systèmes de société reposent sur ces règles. Or nous sommes percutés par ce que les réseaux sociaux et la numérisation de la vie de nos sociétés et du fonctionnement démocratique créent de vulnérabilités. Vulnérabilité démocratique en particulier au moment des élections, ce qui alimente cette espèce de pulsion anti-libérale, ou illibérale comme on dit maintenant. Vulnérabilité parce que nos jeunesses sont livrées à ce mauvais usage des écrans et du numérique et que nos sociétés se transforment à cause de ces mauvais usages.

C’est ce triple risque existentiel pour notre Europe : un risque militaire et de sécurité ; un risque économique et pour notre prospérité ; un risque existentiel, d’incohérence interne et de perturbation du fonctionnement de nos démocraties. Donc, ce sont ces trois risques-là qui se sont accélérés ces dernières années, très fortement sans doute. D’ailleurs, après la pandémie, nous avons sous-estimé ces tensions, même si l’Europe a commencé à y répondre, mais trop timidement ou parfois un peu trop tard.

The Economist: Vous parlez de ces forces qui se rassemblent. Conduisent-elles à une mort progressive? Ou à une mort soudaine?

Président Macron: Les choses peuvent se désagréger très vite. Elles créent en Europe et partout ailleurs, une montée des colères et du ressentiment. Nos compatriotes le sentent. Cela nourrit de la peur, de la colère et cela nourrit les extrêmes. Les choses peuvent se précipiter beaucoup plus vite qu’on ne le croit et peut conduire à une mort beaucoup plus brutale qu’on ne l’imagine. Ce qui m’intéresse surtout, c’est de conjurer ce mouvement à l’œuvre et montrer qu’un sursaut est possible. Et d’ailleurs, toutes les décisions que nous avons prises ces dernières années, sont des décisions que nous n’avons pas prises dix ans plus tôt. On a réagi plus vite, mieux et dans la bonne direction. Mais il y a une telle accélération des risques, des menaces, du mal-être de nos sociétés qu’il nous faut maintenant un sursaut beaucoup plus profond. Et au fond, il nous faut bâtir un nouveau paradigme. Un nouveau paradigme géopolitique, économique et de société pour l’Europe.

The Economist: Revenons à chacun de ces risques. Commençons avec la menace géopolitique qui pèse sur notre continent : la Russie. Comment on peut qualifier le risque ? D’une nouvelle agression par la Russie ? Et que faire dans ce cas-là ?

Président Macron: La Russie, c’est une menace qu’on connaît, qu’on a toujours vu. Je parle pour l’ensemble des Européens et tout particulièrement pour l’Allemagne et la France, puisque nous étions en charge de sauver les accords de Minsk et du processus de Normandie. Nous avons eu raison de nous engager dans la voie diplomatique. Je n’ai aucun regret par rapport à ce qui a été fait durant toutes ces années. Ces démarches ont sans doute ralenti les choses et nous ont aussi permis de construire l’exigence commune des Européens à l’égard de Poutine. Puissance de paix, puissance d’équilibres. Le changement qui s’est opéré, c’est un changement de la Russie et nous avons dû nous y adapter. La Russie a fait des choix. Elle a fait un choix en 2014, mais par un événement ponctuel. Mais elle a surtout fait un choix radical et d’une toute autre ampleur en février 2022, celui de changer totalement la logique, c’est-à-dire de renoncer au respect du droit international et à son inscription dans les forums internationaux. Depuis 2022, Vladimir Poutine n’a plus mis les pieds lui-même dans un G20 et il a été exclu du G8 devenu G7 en 2014. Elle a décidé d’enfreindre le droit international en violant des frontières internationalement reconnues pour un membre permanent du Conseil de sécurité. À ce point, avec une telle constance, c’est inédit. Elle a aussi commis des crimes de guerre, là aussi avec une puissance inédite. C’est elle qui a lancé cette guerre d’agression contre un pays souverain sur le sol européen.

Il ne faut pas sous-estimer non plus le glissement. Sur la question des oblasts, la Russie a essayé de construire une espèce de paravent de légalité, lequel a été ensuite abandonné. Beaucoup de gens ont sous-estimé le glissement qu’il y a eu entre février et avril 2022. En février, la Russie faisait encore l’effort de formuler un narratif qui serait compatible avec le droit international avec cette idée d’« opération spéciale ». Maintenant, la Russie elle-même utilise le mot de « guerre » et l’assume. Elle est sortie de tous les cadres et au fond, elle est rentrée dans une logique de guerre totale.

Depuis 2022, de manière croissante, la Russie a ajouté la menace nucléaire explicite, parfois désinhibée, par la voix du président Poutine lui-même et ce, de manière systématique. Elle y a ajouté l’hybridité, en provoquant et en attisant des conflits qui étaient parfois larvés dans d’autres zones. Elle y a ajouté des agressions et des menaces dans l’espace et dans le champ maritime, et elle y a ajouté des menaces et des attaques cyber et informationnelles à un niveau inédit que nous avons décidé, avec nos partenaires européens, pour la première fois, de révéler. La Russie aujourd’hui est devenue une puissance suréquipée qui continue d’investir de manière massive dans les armements de tout type et qui a une posture de non-respect du droit international, d’agressivité territoriale et d’agressivité dans tous les champs connus de la conflictualité. C’est aujourd’hui aussi une puissance de déstabilisation régionale partout où elle le peut. Et donc oui, la Russie, ce faisant, par son comportement et ses choix, est devenue une menace pour la sécurité des Européens. En dépit de tous les efforts qui ont été faits par la France, mais aussi par l’Allemagne et les Etats-Unis.

The Economist: Mais à quelle échéance ? Qu’est ce qui se passe si la Russie tente une agression envers un autre pays qui n’est pas membre de l’OTAN ? Est-ce que pour nous, Européens, pour nous membres de l’OTAN, on est obligé de réagir ?

Président Macron: Il faut le faire à chaque fois selon les circonstances. Le cas s’est posé avec l’Ukraine, pays non membres de l’OTAN, mais sur le sol européen, à 1500 kilomètres de nos frontières. De manière là aussi inédite, les Européens ont réagi en 24 h et se sont réunis le jour-même de l’invasion. La France avait la présidence [du conseil de l’UE] à l’époque. Nous avons sanctionné tout de suite et décidé du principe de soutien à l’Ukraine. Ensuite, en quelques mois, nous avons pris des décisions de plus en plus fortes: livraison de chars, puis de missiles moyenne longue portée pour protéger et atteindre les pointes sur le sol ukrainien occupé par les Russes, livraison de défense aérienne également. Et nous avons décidé d’ouvrir un chemin pour l’Ukraine vers l’OTAN et l’Union européenne. Donc nous avons déjà massivement avancé, aidé de manière inédite un pays non membre de l’OTAN, parce qu’il est agressé et parce que se joue là notre sécurité.

S’ajoute ce que nous avons décidé le 26 février dernier avec l’ensemble des chefs d’État et de gouvernement, la vingtaine qui étaient là, Européens, non européens, ici à Paris, et qui a été suivi d’effets. Je salue aujourd’hui l’engagement très fort, en particulier des Canadiens, des Américains, aux côtés des Britanniques et des membres de l’UE. Ensemble, nous avons décidé d’aller encore plus loin, c’est à dire de produire en Ukraine, d’entraîner en Ukraine, de mieux protéger les frontières de la Biélorussie et de la Moldavie, et d’avoir aussi de la maintenance qui puisse se faire sur le sol ukrainien. Puis nous avons créé de nouvelles coalitions, celle sur les missiles de moyenne portée, par exemple, qui a déjà permis des premiers résultats avec des capacités supérieures et des livraisons que nous ferons d’ici l’été. Ce que j’ai voulu aussi rouvrir le 26 février, c’est cette fameuse ambiguïté stratégique qui doit convaincre Poutine que nous sommes déterminés et qu’il devra compter sur notre détermination.

The Economist: Maintenez-vous vos propos concernant un envoi éventuel des troupes au sol ?

Président Macron: Tout à fait. Comme je l’ai dit, je n’exclus rien, parce que nous avons face à nous quelqu’un qui n’exclut rien. Nous avons sans doute été trop hésitants en formulant les limites de notre action à quelqu’un qui n’en a plus et qui est l’agresseur. Notre capacité, c’est d’être crédible, de continuer d’aider, de donner les moyens à l’Ukraine de résister. Mais notre crédibilité passe aussi par une certaine capacité à dissuader en ne donnant pas toute la visibilité sur ce que nous ferons ou ne ferons pas. Sinon nous nous affaiblissons nous-mêmes, ce qui est le cadre dans lequel nous opérions jusque-là. D’ailleurs, beaucoup de pays ont dit qu’ils comprenaient notre démarche dans les semaines qui ont suivi, qu’ils rejoignaient notre position et que cette position était une bonne chose. J’ai un objectif stratégique clair : la Russie ne peut pas gagner en Ukraine. Si la Russie gagne en Ukraine, nous n’aurons plus de sécurité en Europe. Qui peut prétendre que la Russie va s’arrêter là ? Quelle sécurité pour les autres pays avoisinants, la Moldavie, la Roumanie, la Pologne, la Lituanie et tant d’autres ? Et derrière, quelle crédibilité pour les Européens qui auraient dépensé des milliards, qui auraient dit que c’est la survie du continent qui se jouait là et qui ne se seraient pas donnés les moyens de stopper la Russie? Donc oui, nous ne devons rien exclure parce que notre objectif est que la Russie ne puisse jamais gagner en Ukraine.

The Economist: Pensez-vous que d’autres dirigeants finiront par devoir partager votre position sur ce sujet si l’on veut enfin réussir à dissuader la Russie?

Président Macron: Il ne faut jamais faire de politique fiction. Mais je suis convaincu d’une chose, c’est que c’est la condition de base d’une sécurité et d’une crédibilité militaire européenne. Donc si la Russie décidait d’aller plus loin, alors de toute façon, nous aurions tous cette question à nous poser. C’est pour cela que j’ai voulu ce réveil stratégique à l’égard de mes homologues mais aussi à l’égard de nos nations. La France est un pays qui a mené des interventions, y compris dans l’époque récente. Nous avons déployé plusieurs milliers d’hommes au Sahel pour lutter contre un terrorisme qui pouvait nous menacer. Nous l’avons fait à la demande d’Etats souverains. Si les Russes devaient aller percer les lignes de front, s’il y avait une demande ukrainienne – ce qui n’est pas le cas aujourd’hui – on devrait légitimement se poser la question. Et donc je pense que l’écarter a priori, c’est ne pas tirer les enseignements des deux dernières années. Nous avons tous écarté a priori à l’été 2022, au sommet de l’OTAN, la livraison de chars de missiles dans la profondeur, d’avions. Nous sommes tous en train de le faire et donc nous aurions tort d’écarter le reste. Mais surtout, nous aurions tort en termes de crédibilité, de dissuasion vis-à-vis des Russes, de l’écarter. Je note d’ailleurs que l’agressivité de la réponse russe à mes propos a montré que ceci produisait l’effet recherché qui était de dire : ne croyez pas que nous nous arrêterons là si vous, vous ne vous arrêtez pas.

The Economist: D’autres dirigeants européens semblent ne plus comprendre l’importance du hard power dans le monde. Est-ce dû à l’infantilisation? Parce qu’ils ont confié leur sécurité aux Américains?

Président Macron: Écoutez, je pense qu’il faut toujours se rappeler d’où l’on vient. Moi, je ne fais la leçon à personne. La France s’est libérée [WW2] avec ses Alliés et grâce à ses résistances intérieures. Elle est sortie avec cette force d’âme et cette générosité internationale qu’avaient nos Alliés, qui auraient pu nous laisser sur le banc. Nous étions très affaiblis. Cette guerre nous a placés au cœur du système international et elle nous a aidés à avoir les moyens d’une armée forte. Et la France s’est donnée une grammaire stratégique et des capacités militaires qui sont le fruit de cette histoire. Nous nous sommes dotés très tôt de l’arme nucléaire, ce qui nous a conféré une forme de maturité stratégique. Nos amis britanniques l’ont aussi avec une plus grande proximité avec les Etats-Unis d’Amérique.

Et pour le reste de l’Europe, qui peut juger ? Dans un monde qui va si vite, on pense que tout est rapide. Vous avez une Europe réunifiée qui est le produit de ces 35 dernières années, mais dont certains membres ont vécu sous le joug soviétique de 1947 à 1990 et considèrent avoir été abandonnés par l’Ouest. Et cette Europe depuis 1990 a pensé sa sécurité essentiellement par le bouclier américain et l’OTAN. Je le disais dans vos colonnes dans cette interview de 2019 [la mort cérébrale de l’OTAN], dont j’assume tous les propos. Cela ne permet pas à l’Europe d’avoir un cadre commun de sécurité, un concept commun, parce que cela nous met en situation de ne penser notre sécurité que par le truchement d’un allié à qui on demande de penser, de porter encore beaucoup trop le fardeau, les Etats-Unis d’Amérique. Surtout, cela mettait l’Europe dos à dos avec la Russie, évidemment, même si, de fait, nous le sommes aujourd’hui à cause de la guerre en Ukraine.

Il y a donc bien un réveil stratégique de l’Europe du fait de cette agression russe. Ce réveil se fait de plusieurs manières. On le voit aujourd’hui avec la proposition capacitaire avancée par les Allemands, le bouclier antimissile européen, ou avec la Pologne, qui se dit prête à accueillir des armes nucléaires de l’OTAN. Je pense qu’il faut que nous, Européens, nous nous mettions autour de la table pour bâtir un cadre cohérent. C’est le discours que je tiens depuis 2017. Nous devons, nous en Européens, nous dire comment de manière crédible, nous défendons notre espace et comment ensuite, de manière crédible et durable, nous construisons pour chacun des États membres une garantie de sécurité – comme j’ai pu le dire à Bratislava –, y compris pour les pays qui sont au flanc est de notre Europe. L’OTAN apporte une de ces réponses et il ne s’agit pas de balayer l’OTAN. Mais ce cadre est beaucoup plus large que ce qui se fait aujourd’hui dans le cadre de l’OTAN. Ce que je souhaite, c’est d’arrimer la discussion dans le cadre de la Communauté politique européenne. Vous avez autour de la table tous les pays de l’Europe au sens le plus large et nous avons des bases de discussion avec les coopérations qui existent au sein des membres de l’UE, mais aussi les coopérations bilatérales. La plus structurante pour nous sur ce volet étant sans doute celle que nous avons avec le Royaume-Uni et le traité de Lancaster House.

The Economist: Et sur ces questions, qu’est-ce que vous pourriez concrètement construire en matière de sécurité avec les britanniques ?

Président Macron: Je l’ai dit dès 2019, quand les Etats-Unis, de manière unilatérale, se sont retirés du traité FNI en disant les Russes ne le respectent plus. Nous avons des risques liés aux missiles russes. Nous avons le risque nucléaire russe. Nous avons d’ores et déjà le risque balistique qui peut toucher une partie de notre continent et peut être le risque de prolifération de l’Iran et d’autres. Nous avons des risques en Méditerranée. Récapitulons les risques qui sont les nôtres.

Regardons ensuite quel est le bon concept stratégique pour les affronter ensemble. Voulons-nous avoir des capacités équivalentes ? Voulons-nous avoir des caps défensifs ? Voulons-nous avoir des capacités offensives équivalentes qui nous permettent de nous défendre en restant dans un espace qui est celui justement du non-balistique, du non-nucléaire ? Voulons-nous aussi une capacité de dissuasion, avec aujourd’hui deux pays qui l’ont principalement, à savoir le Royaume-Uni et la France ? Et ensuite, une fois qu’on définit ce concept de sécurité qui reste à discuter, à négocier, à définir : qu’est-ce qu’on fait avec les systèmes de défense sol-air ? Lesquels sont utiles face à quels missiles ? Dans quelle capacité et pour quoi faire ? Quelles sont les capacités que nous voulons avoir de tir de moyenne longue portée ? Nous avons parmi les meilleurs industriels pour le faire. Quel programme européen va-t-on lancer ? Ensuite, comment veut-on utiliser—sans perdre, nous, notre souveraineté—la partie nucléaire qui est la nôtre ? Il faut prendre en compte tout cela.

C’est un beau, grand et existentiel débat que les Européens doivent avoir et qui n’est pas réduit à l’Union européenne. C’est un débat que chaque Etat membre dans sa souveraineté, en gardant sa souveraineté pour ce qui est de ses capacités propres, doit avoir, mais aussi en acceptant de conjuguer ces souverainetés pour avoir une réponse commune à l’échelle du continent. Et cette réponse commune devra impliquer des liens de solidarité comme nous en avons déjà dans le cadre de l’OTAN avec l’article cinq et dans le cadre du traité sur l’Union européenne avec l’article 42§7. Ce dont nous avons besoin dans les prochains mois, c’est de finaliser cette discussion, parce que c’est la seule qui nous rendra crédibles. C’est la seule qui va aussi permettre de lever des ambiguïtés existantes et d’alléger le fardeau américain. Et c’est la seule qui ensuite nous permettra de faire les bons choix industriels européens.

The Economist: Est-ce que vous êtes en train de dire qu’avec le Royaume-Uni vous êtes prêt à avoir une discussion beaucoup plus profonde, même avant les élections législatives au Royaume-Uni, sur une coopération de sécurité renforcée pour toute l’Europe ?

Président Macron: Premièrement, nous avons une coopération bilatérale. Elle est essentielle et je pense qu’elle fait du Royaume-Uni un partenaire privilégié de la France. Deuxièmement, ma volonté est que nous puissions approfondir ce partenariat. Troisièmement, ce partenariat est là, sur la table. Mais je pense que nous avons besoin d’une discussion stratégique en profondeur avec l’ensemble des Européens qui sont prêts à le faire.

The Economist: Avec le Royaume-Uni, la Norvège et d’autres qui ne sont pas dans l’Union européenne, sur la sécurité ?

Président Macron: Exactement.

The Economist: Et concernant la dissuasion nucléaire française. Vous êtes prêt à avoir une discussion maintenant avec les partenaires européens sur comment élargir la dissuasion française à l’Europe ?

Président Macron: La dissuasion, c’est le cœur de la souveraineté. Donc la dissuasion nucléaire française, y compris de par ses règles d’engagement, est la quintessence de la souveraineté du peuple français puisque c’est le Président de la République comme chef des armées qui définit l’engagement de cette force nucléaire dans toutes ses composantes et qui la définit parce qu’il a la connaissance des intérêts vitaux de la France. Il ne s’agit pas de bouger cela. Mais il s’agit de dire, de par la nature de nos intérêts vitaux et des choix qui sont les nôtres, notre géographie, que nous contribuons à la crédibilité de la défense européenne. Donc nous avons un cadre stratégique. Le président Mitterrand, le premier, avait indiqué d’ores et déjà que l’Europe, faisait partie des intérêts vitaux. Sans rentrer dans plus de précisions, sans créer des éléments de systématicité et dans un raisonnement qui est aussi connu de nos partenaires et qui crée des limites pour eux. Parce que précisément, c’est un choix souverain de la France et de son président. Mais je pense que si nous voulons bâtir un concept stratégique efficace et crédible de défense commune, qui est le préalable à un cadre commun de sécurité des Européens, il faut que l’arme nucléaire soit intégrée dans la réflexion, avec les limites connues de son engagement et sans les changer. Donc je propose en quelque sorte de dire que nous avons cette capacité, elle est là, et doit être prise en compte et comprise par nos partenaires pour éviter aussi des redondances et pour éviter parfois de l’escalade qui serait inutile quand on a ces capacités, sans pour autant la mutualiser. Compte tenu des sensibilités politiques qui sont celles des pays et des règles d’engagement qui sont les nôtres.

The Economist: Concrètement, comment convaincre les pays en première ligne, la Pologne par exemple, qui pourrait douter de la garantie américaine et pourrait penser, dans un monde où les armes nucléaires deviennent de plus en plus répandues, où la Corée du Sud a une arme nucléaire, le Japon en a une, comment a) convaincre la Pologne qu’elle n’a pas besoin de sa propre arme nucléaire et b) convaincre la Russie que votre garantie est crédible?

Président Macron: C’est deux questions très importantes. Le premier point, c’est sur l’arme nucléaire, la prolifération. Je pense que nous devons réengager des efforts massifs, nous Européens et Américains, et j’espère y engager les Chinois aussi. C’est un sujet sur lequel la Chine a un intérêt objectif de partenariat avec nous. Il faut reprendre le travail de lutte contre la prolifération nucléaire. Nous devons aujourd’hui rebâtir un cadre permettant de gérer les déstabilisations régionales, l’activité balistique et le nucléaire iranien. C’est absolument fondamental et nous devons remettre de la pression pour éviter la prolifération nucléaire. Le deuxième point, c’est que beaucoup des pays que vous avez cités peuvent disposer de capacités, mais ils n’ont pas à proprement parler la capacité nucléaire. Vous avez des pays qui peuvent disposer de bombes nucléaires, mais à la décision et sous parapluie américaine, ce qui est très différent des capacités britannique ou française. Vous avez le choix souverain et, pour ce qui est de la France, avec même une maîtrise complète du processus et pas de dépendance. Il est très important de distinguer les deux.

Je suis convaincu et je ferai tous les efforts nécessaires, en tout cas pour ce qui est de la France, pour que nous en parlions avec les Américains, les Chinois et tous ceux qui sont prêts à travailler pour lutter contre la prolifération. Parce qu’un monde où le nucléaire et la capacité nucléaire militaire est maîtrisé par de plus en plus d’Etats est un monde de danger et de désordre. Ensuite, il y a un intérêt le jour d’après dans le cadre commun de sécurité que nous allons penser pour le continent. L’Europe doit être autour de la table pour le négocier et discuter des garanties de sécurité. Sur les déploiements balistiques, il y aura des éléments de limitation – en tout cas, c’est la grammaire dans laquelle nous vivions jusqu’alors – des armes nucléaires qui doit engager aussi à coup sûr les Américains. Et il y aura aussi un dialogue sur la nature des partenariats, que les Européens auront dans le cadre de l’OTAN et de l’Union européenne, mais plus robustes que ceux que nous avions établis par le passé. Mais cela, c’est le jour d’après. Il est beaucoup trop tôt pour en parler aujourd’hui.

Enfin, je suis convaincu que si les Européens apprennent à mieux coordonner leurs capacités, s’ils continuent de s’équiper, s’ils renforcent leur intimité stratégique, grâce à l’OTAN, évidemment, mais en allant au-delà de ce que nous avons aujourd’hui, nous serons plus crédibles face à la Russie. Nous avons une crédibilité parce qu’il y a aujourd’hui chez les pays européens membres de l’OTAN, deux puissances nucléaires pleinement européennes. Pour beaucoup d’autres, la garantie américaine aujourd’hui, je l’espère demain, ce cadre commun de sécurité et de défense crédible collective, un aggiornamento profond, et nous avons une force économique et donc une base industrielle et technologique de défense européenne massive. C’est pour cela que c’est un des éléments aussi en profondeur. On voit bien que la Russie aujourd’hui, l’une de ses forces, c’est qu’elle sait investir beaucoup et qu’elle produit beaucoup parce qu’elle a organisé sa base. Maintenant, elle a un effort dans la durée qui est insoutenable en termes militaires. Consacrer un tiers de son budget à l’effort de défense n’est pas durable pour un pays dont le produit intérieur brut est inférieur à celui de la France, de l’Allemagne ou du Royaume-Uni. Si on s’agrège tous, nous savons faire et c’est pour cela que le fameux adage est vrai plus que jamais : « l’union fait la force ». C’est la force des Européens.

The Economist: Donc, d’une certaine façon, ce que vous êtes en train de dire, c’est que l’Union européenne ne suffit pas?

Président Macron: Moi, je suis un pragmatique. Je crois très profondément dans l’Europe. Je pense que l’Union européenne ne s’est pas conçue comme un élément de puissance militaire. Elle n’a pensé le militaire que par l’article 42§7 du traité de l’Union européenne, auquel elle a donné peu de contenu jusqu’alors. L’OTAN, c’est un cadre utile et nous avons su bâtir ces cinq dernières années avec ce pilier européen de l’OTAN. Il s’agit maintenant de le renforcer, en Européens. Je pense qu’il y a le dialogue intergouvernemental et une volonté de construire une base industrielle de défense commune, faire de la recherche, faire de l’innovation, faire de l’industrie des grands programmes et bâtir des standards. Mais ce serait une erreur d’exclure des pays qui ne sont pas dans l’UE depuis toujours ou plus récemment, que ce soit la Norvège, le Royaume Uni ou encore les Balkans Nous avons des programmes communs de missiles, y compris avec les Britanniques. Nous avons développé des opérations communes d’intervention en mer et de protection avec la Norvège. L’Europe doit regarder sa géographie. Donc le cadre n’est pas institutionnel, il est géographique. Cet espace est là, c’est l’espace que nous bâtissons et qui, quelque part à mes yeux, par sa nouveauté, doit correspondre à l’époque et ne pas embarquer les passions passées.

The Economist: Si le parapluie nucléaire américain n’est pas considéré comme entièrement garanti, pensez-vous que la France et le Royaume-Uni ont besoin d’armes nucléaires tactiques ainsi que stratégiques afin de gérer l’escalade potentielle?

Président Macron: La France a toujours refusé l’emploi tactique de l’arme nucléaire, notre doctrine étant celle des dommages inacceptables et non pas de la guerre nucléaire limitée. Vous avez raison de poser la question, mais j’ai raison de ne pas vous y répondre clairement. D’abord parce qu’en cette matière, le silence est d’or. Ensuite, parce que nous ne faisons pas de politique fiction et que je ne veux pas introduire le doute sur la garantie américaine. Mais c’est évidemment une question que nous devons nous poser. Et c’est aussi pour ça que je pense que notre intérêt collectif est d’être dans une logique où il faut limiter au maximum la prolifération. La doctrine française repose sur le principe de la stricte suffisance.

The Economist: On veut parler de la Chine. Xi Jinping sera à Paris pour une visite d’Etat la semaine prochaine. Il paraît de plus en plus clair que la Chine essaie de compenser le ralentissement économique par des exportations. Les Etats-Unis ferment ses marchés. Quel sera votre message concernant l’ouverture ou non du marché européen vis à vis de la Chine ?

Président Macron: Là aussi, il faut être d’un grand pragmatisme et regarder cette question avec nos intérêts stratégiques. Et parfois on a pu céder à trop de dogmatisme ou des intérêts parcellaires. Tout d’abord, c’est un de mes objectifs principaux en accueillant le président Xi Jinping, il faut tout faire pour engager la Chine sur les grandes questions mondiales et avoir un échange sur nos relations économiques qui reposent sur la réciprocité.

En ce qui concerne les grandes questions de la planète, la relation avec la Chine est déterminante, à commencer par le climat et la biodiversité. Je n’oublie pas que si nous avons réussi il y a bientôt dix ans les accords de Paris sur le climat, c’est parce qu’il y a eu un remarquable travail diplomatique et un accord sino-américain quelques mois plus tôt. C’était la condition pour tout. Il n’y aura pas d’avancées sur le climat et la biodiversité s’il n’y a pas d’accord avec les Chinois sur ces sujets. Et donc le rôle des Européens est de tout faire pour faciliter le consensus sur ces grandes questions climat biodiversité.

Ensuite, c’est que notre intérêt est d’obtenir de la Chine qu’elle pèse pour la stabilité de l’ordre international. Ce n’est pas l’intérêt de la Chine aujourd’hui d’avoir une Russie déstabilisatrice de l’ordre international, d’avoir un Iran qui peut se doter de l’arme nucléaire et d’avoir un Moyen-Orient plongeant dans une forme de chaos. Il faut donc travailler avec la Chine pour construire la paix. J’espère que la Chine sera en soutien de la trêve olympique et engagée sur cette lutte contre la prolifération nucléaire pour durcir justement le cadre vis-à-vis de certaines puissances.

Enfin, il y a la question économique. Nous-mêmes, Occidentaux, n’avons pas été clairs avec les Chinois. D’abord parce que les intérêts européens n’ont pas toujours été clairs. La Chine a été vue jusqu’à récemment comme un grand marché export. La France s’est désindustrialisée il y a 20 ans. Nous en avons peu tiré les profits, nous avons regardé la Chine comme un bon marché export pour l’automobile européenne et surtout allemande. Je respecte cela. Cela a permis de créer beaucoup d’emplois, pas qu’en Allemagne ; partout en Europe. Est-ce que cela est encore valide? La réponse est non. Parce qu’aujourd’hui, la Chine est un marché surcapacitaire sur les véhicules et elle les exporte massivement, notamment en Europe. Est-ce que pour autant des industriels européens ont des intérêts à ce que cela perdure ? La réponse est oui. Parce qu’ils touchent des subventions en Chine et peuvent produire et vendre en Chine et exporter leurs surcapacités sur le marché chinois. Est-ce que c’est bon pour les Européens ? La réponse est non. Et donc moi, je suis, s’agissant du commerce, pour qu’on regarde les choses comme elles sont. La Chine est devenue surcapacitaire, la Chine n’est donc plus forcément, en tout cas massivement, un grand marché d’export depuis l’Europe. C’est un grand marché qui lui-même exporte. Donc ça, c’est la première chose qui a changée.

Parallèlement le contexte multilatéral a changé, ce qui est plus le fait des Américains. Cela fait 30 ans que nous disons tous que nous allons tout faire pour ramener la Chine au respect des règles internationales. Nous l’avons fait rentrer dans l’OMC, puis nous avons constaté que les règles ne sont pas respectées, que les règlements des différends ne sont pas efficaces, que l’OMC n’est pas assez efficace, et que, du coup, nous ne sommes pas assez protégés. Et puis, finalement, tout le monde a renoncé à l’exigence. J’ai plusieurs fois poussé cet agenda de modernisation de l’Organisation mondiale du commerce. Tout le monde a sous-estimé l’intérêt de cette modernisation. Et de la même façon avec les Etats-Unis, l’Inflation Reduction Act, une révolution conceptuelle sur le plan économique, était un sujet essentiel lors de ma visite d’Etat aux Etats-Unis en 2022. Les Américains ont arrêté de vouloir acculturer les Chinois aux règles du commerce international. Ils ont pris leurs dispositions. Et nous Européens, nous n’avons pas voulu le voir. C’est une énorme faute. Quand vous avez le numéro un, le numéro deux, qui décident en conscience de subventionner des secteurs critiques qu’ils considèrent essentiels pour eux, qui sont prêts à mettre de l’argent public pour attirer les capacités, vous ne pouvez pas faire comme si ça n’existe pas. L’OMC aujourd’hui est en crise profonde. A nous de la réinventer pour le 21ème siècle.

C’est pour cela que j’ai appelé à ce réveil. Et c’était un des objets de mon discours à la Sorbonne : on réglemente trop, on n’investit pas assez, on ne protège pas assez. Ce n’est pas un gros mot. Je ne suis pas en train de vouloir dire que je suis contre les accords commerciaux. Nous sommes dix fois plus ouverts que les Américains ou les Chinois. La conséquence c’est qu’aujourd’hui nous devons avoir sur le plan commercial avec la Chine un comportement respectueux, mais de défense de nos intérêts, de réciprocité et de sécurité nationale. Très clairement, sur le véhicule électrique, sur le photovoltaïque, sur l’éolien, je défends les enquêtes qui ont été ouvertes par la Commission européenne. Parce que simplement nous avons des très grandes différences de règles sur nos produits et que vous avez des produits qui sont beaucoup plus subventionnés mais surtout qui n’ont pas les mêmes tarifs. On ne peut pas durablement avoir une Europe qui a des règles qui limitent les aides à ces producteurs, qui est taxé à 15% quand son véhicule électrique rentre sur le marché chinois et qui, lorsque le véhicule chinois arrive sur le marché européen après avoir été massivement aidé est taxé à 10 %. Réciprocité : c’est ça le premier point.

Il ne faut pas oublier les enjeux de sécurité nationale. Il y a de nombreux secteurs pour lesquels la Chine exige que les producteurs soient Chinois, parce qu’ils sont trop sensibles. Et bien nous Européens, nous devons pouvoir faire la même chose et dire qu’il y a des secteurs qui relèvent de la sécurité nationale européenne. C’est ce nouveau paradigme économique que j’ai expliqué à la Sorbonne, qui est au fond simplification, industrialisation décarbonée massive, investissement beaucoup plus rapide, politique de R&D, d’innovation et de productivité et protection par la politique commerciale qui doit avoir des clauses et des mesures miroirs. Ces cinq principes sont fondamentaux si nous voulons avoir de la prospérité en Europe. Et c’est ça aussi que je veux engager avec la Chine. Je tire ces cinq principes, pas simplement d’un changement profond de la situation économique de la Chine, mais également d’un changement de la politique commerciale et économique américaine.

The Economist: Est-il possible, selon vous, de préserver le marché unique tel qu’il est inscrit dans les lois et les processus tout en protégeant les industries clés vertes et de défense, ainsi que les technologies avancées telles que l’informatique quantique? Est-il possible de faire cela, d’avoir les subventions et la spécialisation qui créent des champions nationaux, de suspendre les lois sur la concentration du pouvoir dans certaines industries, tout en maintenant le marché unique?

Président Macron: C’est une très bonne question. 1) En changeant l’approche de ce qui est européen. Avoir une culture de la simplicité et de la subsidiarité. On fait trop de normes, elles sont trop détaillées, trop tatillonnes. Cela crée de la perte de compétitivité. C’est le coût à payer, le coût normatif. 2) En ayant une approche communautaire à 27. Aujourd’hui, on a en quelque sorte créé un système où le marché européen fonctionne pour les consommateurs, mais pas assez pour les producteurs. Et les pays restent dans une approche où il y a encore sur beaucoup de secteurs des réglementations nationales, où les aides et l’approche européenne même n’a pas été adaptée à cet égard parce qu’elle a donné plus d’espace pour faire des aides d’État. Or, si l’on dit la bonne échelle est ce marché de 450 millions d’habitants, bien sûr que le marché unique est une chance. Mais si vous avez des capacités budgétaires communes et non pas nationales, et si on regarde en agrégé l’Union européenne, elle est sous-endettée et même très sous-endettée par rapport aux Etats-Unis. Ces capacités budgétaires communes, ces prises de risques au niveau européen, c’est décider d’avoir des champions et donc d’arrêter avec le retour géographique à 27 et de se dire que l’on veut trois ou quatre champions dans le spatial, trois ou quatre dans l’intelligence artificielle, trois ou quatre dans le quantique. Et donc d’accepter que nous allons mettre beaucoup d’argent européen et que les pays, par groupes, vont se spécialiser. Et ce sera bon pour tout le monde à la fin. C’est pour cela que la clé, c’est une capacité commune de financement, parce que c’est la seule qui vous débarrasse de cet arrimage national. Trop de règles nationales, de l’aide qui reste de l’aide d’État et pas assez d’interventions financières européennes publiques et privées, pas assez de champions européens, pas assez de programmes européens de recherche et d’innovations de rupture. D’où mon idée de DARPA européenne. Si on le fait en Européens, si vous créez l’IRA européen, mais avec des vrais projets européens massifs, de la prise de risque, et en assumant de dire ce n’est pas national et ça n’est pas politique, c’est de la puissance technologique industrielle, ça marchera. Et donc c’est ça qu’il faut changer.

The Economist: Mais il faut que l’Europe oublie l’idée d’un juste retour.

Président Macron: Complètement. Regardez le spatial. Ce qui est en train de fragiliser Ariane 6, c’est la courte vue des Européens et les égoïsmes nationaux. Ariane 6, c’est la condition d’accès autonome à l’espace des Européens. On ne peut pas nous dire SpaceX c’est plus efficace. SpaceX, c’est un programme très largement financé par le DoD américain. Mais ce n’est pas que le génie d’un entrepreneur, c’est aussi beaucoup d’argent fédéral. C’est beaucoup de tax payers’ money américain qui a permis à SpaceX, d’être concurrentiel. Nous, on fait l’inverse. Et sur le spatial, le juste retour crée de la non compétitivité. Vous créez plus de sites de production, donc vous êtes beaucoup plus cher que votre concurrent qui n’en a qu’un. Et comme vous êtes obsédé par le juste retour, vous regardez même chaque secteur de votre chaîne de valeur et vous lui laisser jouer de la compétition qui crée de la division. Et donc vous avez des chaînes, des acteurs de la chaîne de valeur qui préfèrent jouer avec des Américains plutôt que des Européens et vous détruisent. Donc oui, le juste retour géographique est un handicap pour être compétitif. Cela va créer plein de tensions politiques pour nous. Mais c’est le travail des politiques de faire ça. Sinon, si on ne sait pas aller au-delà et créer en quelque sorte un intérêt commun européen, on ne fera jamais la vraie Europe.

The Economist: C’est très révélateur le fait que l’une des réactions à votre discours à la Sorbonne soit: ah, voilà les français, ils disent ces choses pour obtenir des subventions parce qu’ils veulent simplement aider leurs propres champions nationaux. Le niveau de confiance en Europe doit être relevé et la vision que vous avez exposée doit être adoptée par d’autres dirigeants, non?

Président Macron: Vous avez raison. Mais tout le monde accepte de perdre ce juste retour si on le fait. Tout le monde. Mais c’est simple, si on ne le fait pas, quelle est la bonne stratégie ? La stratégie de batterie la plus efficace en Europe ? Nous, on a fait des IPCEI avec les Allemands en 2018, ça a très bien marché. C’était avant l’IRA. Avec la chancelière Merkel, on a eu des premiers retours avec 4 usines en France. Mais aujourd’hui, c’est aussi la Hongrie qui en bénéficie avec des acteurs qui s’implantent chez eux. Mais ça montre quelque chose qui est que cela peut profiter à tout le monde. Si on sait créer des vraies règles. Simplement le niveau de confiance marche si c’est tout de suite un acteur commun. C’est aussi pour cette raison que l’on a besoin d’avoir un budget commun beaucoup plus fort. Et c’est ce budget commun qui crée la confiance. Mais cette confiance, elle est aujourd’hui en train d’être détruite parce que tout le monde regarde qui utilise les aides d’État et comment. Et on voit bien que c’est ceux qui ont le plus de disponibilités budgétaires qui peuvent les utiliser. Ce n’est pas non plus un vecteur de confiance. Moi j’entends les Italiens ou d’autres, à juste titre dire que ceux qui ont plus de capacité budgétaire vont avancer plus vite sur le plan industriel. Non, il faut répondre à ça. Personne ne sera totalement heureux parce qu’on pourra toujours dire qu’on aurait pu faire plus au niveau individuel, mais ce sera bon pour tout le monde parce que c’est là qu’on va créer de vrais champions. Parce que c’est simplement au niveau européen qu’on aura les vraies capacités d’investissement significatives qui peuvent être en compétition avec les Chinois et les Américains.

The Economist: La souveraineté européenne dont vous parlez dès le début, est-ce que cela peut survivre le contact avec l’influence des nationalistes et populistes ? Comment la préserver ?

Président Macron: Aujourd’hui d’abord, je constate que c’est le cas. Je suis patriote, j’aime mon pays et l’Europe. Je pense que l’un et l’autre se complètent. Donc il ne faut pas non plus laisser dire que ceux qui sont européens seraient contre l’intérêt de leur État-nation. Mais les nationalistes, qui ont été élus sur des programmes de doutes à l’égard de l’Europe, et je vois qu’ils jouent plutôt en Européens et je m’en félicite. La présidente du Conseil italien, en tout cas, aujourd’hui, a une approche européenne. Elle a d’ailleurs soutenu le pacte asile et migrations. Après la meilleure façon de construire ensemble, c’est d’avoir le moins de nationalistes possible.

The Economist: Comment précisément stopper ces nationalistes ?

Président Macron: En ayant l’audace en ne pensant pas que c’est une fatalité. Moi ce qui me tue, en France comme en Europe, c’est l’esprit de défaite. L’esprit de défaite, c’est deux choses : c’est on s’habitue et on ne se bat plus. La politique, c’est Eros contre Thanatos. C’est ça la politique. Si Thanatos a davantage faim, c’est la mort qui gagne. Si les Européens sont du côté d’Eros, c’est le seul moyen d’y arriver. N’ayez pas peur, soyez audacieux. Regardez, il y a des grandes choses à faire. Ça c’est le premier point. Le deuxième, c’est l’à-quoi-bonisme, la lâcheté. Les gens regardent les sondages, mais les sondages ne font pas la politique. C’est votre capacité à bouger les choses qui la fait. Et donc tout le monde dit que les nationalismes montent. Evidemment, c’est plus simple. Mais les nationalistes travestissent le débat européen. Le Brexit a appauvri le Royaume-Uni. Le Brexit n’a rien réglé de l’immigration au Royaume-Uni. Et bien malgré ça, certains pensent que ça n’a pas l’air si mal. Mais personne n’ose dire que quelque chose ne va pas. Et donc plus personne n’assume rien. Le Rassemblement National voulait sortir de l’Europe, de l’euro, de tout. Maintenant il ne dit plus rien. Il tire les dividendes de l’Europe en voulant la détruire sans rien dire. Et c’est vrai dans tous les pays, c’est vrai partout. Et donc en quelque sorte c’est comme si on était en train de dire ce n’est pas grave de confier la banque à des braqueurs. Quand ils sont autour de la table, ils prennent l’Europe en otage. Ils vous disent si vous ne payez pas, je ne lâche pas. Cela n’est pas raisonnable. Et donc je dis aux Européens : Réveillez-vous. Réveillez-vous ! Ce sont des brexiters cachés. Tous les nationalistes européens sont des brexiters cachés. C’est le même discours de mensonge. A la fin, c’est les mêmes résultats. Et ne vous trompez pas. Si vous confiez les clefs à des gens qui pensent comme eux, il n’y a aucune raison que l’Europe devienne une grande puissance. Aucune.

The Economist: Mais ce ne sont pas des Brexiters cachés, n’est-ce pas ? Le Brexit n’était pas un projet de destruction de l’Union européenne. Les nationalistes ici, ils souhaitent la détruire de l’intérieur ?

Président Macron: C’est les deux. Ils prétendent d’abord rendre leur pays plus fort. Ils ne vont pas vous dire qu’ils veulent détruire. Ils vont dire d’abord la France, ça ira beaucoup mieux hors de l’Union européenne. Et ils vous présenteront les mêmes chiffres que les vôtres en disant sans la PAC, ça ira beaucoup mieux. D’ailleurs, c’est ce qu’ils font. Le Rassemblement national, il ne vote pas la politique agricole commune. Or, la ferme d’Europe qui touche le plus de PAC, c’est la France. Ils ne votent pas, mais ils disent aux agriculteurs qu’avec eux, ça ira beaucoup mieux, qu’ils débarrasseront les agriculteurs de toutes les règles. C’est vrai. Mais les 9 milliards et demi de financement, ils iront les chercher où ? Ils ne l’expliquent pas.

The Economist: Est-ce que l’Europe, l’Union européenne, pourrait survivre la prise du pouvoir en France par les nationalistes ?

Président Macron: Vous l’avez compris, je me bats. Il faut se battre. Relisez Marc Bloch. Je n’ai pas mieux à dire. C’est cela qu’on voit en Europe. Et cela touche particulièrement les élites. La politique, ce n’est pas la lecture des sondages, c’est un combat, c’est des idées, c’est de la conviction, c’est aller chercher des gens, ce sont des tripes.

The Economist: Vous pensez avoir une vision beaucoup plus grave aujourd’hui, après sept années de pouvoir ? Parce qu’en 2017, votre marque de fabrique, en quelque sorte, c’était un optimisme.

Président Macron: Je suis toujours optimiste ! Mais après, le monde est plus grave. Il faut être dans l’optimisme lucide, la volonté. On a eu la pandémie de Covid. On a la guerre d’agression russe en Ukraine. On a une tension sino-américaine inédite. On a la guerre au Proche-Orient qui est terrible et qui bouscule nos sociétés dans leur tréfonds. On a des divisions massives partout dans les pays européens. On a des risques géopolitiques énormes. Donc, vous voyez bien, oui, le monde est là, grave. Mais je crois profondément, même si j’ai sans doute vieilli, que je n’ai pas perdu mon enthousiasme et ma volonté de fer. Et quand je vous dis que c’est la question d’Eros, c’est vraiment ça, C’est à dire l’envie d’avoir envie. Si vous dites aux gens c’est foutu, c’est déjà foutu. Ils ont déjà perdu.

The Economist: Autour de la table en Europe, il y aura toujours au moins un dirigeant qui sera soit dans le camp des nationalistes-populistes, soit menacé par les populistes-nationalistes de son pays. Pourtant, certaines choses que vous préconisez exigent l’unanimité. Comment réunir tous les dirigeants pour qu’ils prennent la décision de passer à la majorité qualifiée sur des questions d’augmentation du budget ou de politique étrangère?

Président Macron: Je vais vous dire la vérité sur ce sujet. Nous avons un accord franco-allemand avec le chancelier Scholz : le passage à la majorité qualifiée des deux principales questions qui sont encore à l’unanimité, à savoir la fiscalité et la politique étrangère. La réalité de la pratique européenne, c’est que même quand vous avez une politique qui est en majorité qualifiée, quand vous êtes dans un moment de crise, dans un moment grave, l’unanimité revient parce que les leaders la ramènent à la table du Conseil. Donc, il ne faut pas le prendre comme une question institutionnelle. La clé, c’est comment on fait le plan de relance de juillet 2020 où on décide de 800 milliards d’euros. Et comment on ne fait pas la gestion de la crise financière de 2008-2012, où on ne décide pas de la solidarité européenne. On le fait en ayant de l’énergie dans le système et en montrant qu’au fond, l’intérêt commun vis-à-vis du risque extérieur est plus fort et justifie l’unanimité, la solidarité.

La vraie différence entre ces deux crises, c’est qu’on a trop vu la crise de 2008-2012 comme un choc asymétrique touchant certains pays. Et du coup, nous avons eu une approche de conflit interne et nous avons sous-estimé le risque externe qui reposait sur une gestion trop lente de la crise financière. Cela, je crois qu’il faut le dire très clairement. Et cette crise nous a enlevé beaucoup de croissance par rapport aux Etats-Unis. Je crois qu’on a très vite fait le consensus en 2020. Nous n’étions pas plus intelligents en 2020, mais nous avons très vite fait le consensus. D’abord, il y a eu un accord franco-allemand qui a tout débloqué en mai. En tout cas, cela a été un coup de tonnerre et qui a permis en juillet d’arriver à un accord. Mais nous avons débattu trois jours et trois nuits, c’était homérique. C’est pour moi le Conseil qui a été le plus dramatique qu’on ait vécu. Mais enfin, on a décidé de quelque chose d’historique, d’impensable. On l’a fait parce qu’à la fin, quelles que soient les sensibilités politiques, il y avait quand même la conviction qu’on était tous dans la même partie que quelles qu’aient été nos divisions internes, le risque externe était plus grand.

Et c’est aussi pour cela que je dis que l’Europe est mortelle, qu’elle peut mourir. C’est que je veux faire toucher du doigt à la fois les autres dirigeants européens et l’ensemble de nos concitoyens européens le fait que les risques qui sont les nôtres, celui de perdre la sécurité et de ne pas avoir une défense crédible, celui de perdre la prospérité et de voir les grands choix technologiques sur l’intelligence artificielle ou les technologies vertes se faire ailleurs, et le risque de s’effondrer sur nous-mêmes si on ne régule pas bien les choses sur le numérique et autres, ce sont des risques de l’extérieur. Et quelles que soient nos différences, et même quand on est nationaliste, on peut avoir différentes sensibilités, on doit mesurer à un moment que le risque est tel qu’il justifie de se regrouper. Et ça, j’y crois profondément. Je crois que c’est ce qui me rend optimiste sur la capacité à faire. Maintenant, il va falloir mettre de l’énergie et il faut en mettre.

The Economist: Puis-je poser une question sur le rôle des Etats-Unis? Derrière notre conversation, il y a l’idée que les Etats-Unis se retirent dans une certaine mesure, et que cela pourrait être dramatique sous Trump ou plus progressif sous Biden, qui pourrait être le dernier président transatlantique. Pourtant, les Etats-Unis sont confrontés à une compétition avec la Chine plus importante que n’importe quelle autre depuis peut-être l’Union soviétique dans les années 1950. N’est-il pas beaucoup plus facile pour les Etats-Unis de gagner cette compétition, et peut-être nécessaire pour les Etats-Unis de gagner, avec l’Europe à ses côtés? La Chine ne va-t-elle pas rapprocher les Etats-Unis et l’Europe à nouveau comme l’Union soviétique l’a fait après la seconde guerre mondiale?

Président Macron: D’abord, je pense que la priorité des Etats-Unis d’Amérique, ce sont les Etats-Unis d’Amérique et c’est normal. Il ne faut pas sous-estimer la crise profonde, intérieure que vit la société américaine, cette grande démocratie, cette économie. Et je ne la sous-estime pas parce qu’elle est aussi celle que nous vivons, même si elle est, si je puis dire, aux avant-postes. La deuxième priorité, c’est la Chine, et c’est, je crois, bipartisan. Nous avons de la chance d’avoir cette administration américaine pour l’Ukraine. Elle s’est engagée de manière incroyable à nos côtés en étant le premier contributeur de l’effort économique et capacitaire. Donc merci l’administration Biden. Après que ce soit pour AUKUS, le retrait de l’Afghanistan ou l’IRA, les Européens n’ont pas été consultés.

Néanmoins, le président Biden connait l’Europe, aime l’Europe, est un ami extraordinaire de l’Europe. Mais à regarder de plus près, le système profond, ne prend pas toujours l’Europe en compte. Et, à dix ans, face à ces défis, nous Européens, nous devons nous organiser et nous devons être plus autonomes, y compris vis-à-vis des Américains.

Après, la question, c’est quelle est la stratégie américaine à l’égard de la Chine et quelle est la stratégie chinoise à l’égard des Américains ? Je préfère choisir ma relation avec les Etats-Unis, avec la Chine, plutôt qu’elle me soit imposée par une des deux parties, soit qui me pousse d’un côté, soit qui m’attire de l’autre. Très clairement, on n’est pas à équidistance. Nous sommes des alliés des Américains. On a parfois des désaccords, on doit pouvoir assumer et on doit pouvoir d’ailleurs, en respect, assumer ces désaccords. Et puis on a des relations de commerce avec la Chine, qui est une grande puissance. On en a besoin, on peut commercer chez elle dans les limites que j’évoquais tout à l’heure et la Chine est aussi fondamentale pour des grandes questions comme le climat ou la stabilité.

Puis je regarde la planète, des milliards d’habitants n’habitent ni en Chine, ni aux Etats-Unis d’Amérique. Et ces milliards d’habitants, sont comme nous, de l’Inde au Brésil en passant par le continent africain à l’indopacifique, tous ces gens-là disent : on a des préférences, des amis, parfois les mêmes que vous, mais on voudrait quand même trouver un espace où on peut assumer, défendre nos valeurs et nos intérêts, continuer à travailler avec l’un et continuer à être engagé un peu avec l’autre. C’est bien et nécessaire que les Européens puissent continuer à parler à cette partie du monde aussi. Et c’est tout le sens d’ailleurs de ce que j’ai fait avec le Pacte de Paris pour les peuples et la planète. Il y a un agenda de lutte contre les inégalités et pour le développement et l’investissement solidaire. Il y a un agenda pour le climat, la biodiversité qui doit être pensé avec cette partie du globe qui est majoritaire. Et qui ne peut pas être pris sous l’angle exclusif de la tension, sino-américaine.

The Economist: On peut interpréter le soutien de M. Biden à l’Ukraine comme allant tout à fait dans le sens de sa politique à l’égard de la Chine. C’est un moyen de faire face à d’éventuels problèmes en Europe. C’est une leçon donnée à la Chine à propos de Taïwan. Cela rassure les alliés en Asie, en Corée du Sud et au Japon, en leur montrant que les Etats-Unis sont prêts à faire ce genre de chose. Il y a une confluence d’intérêts en Europe et en Chine. Ma question est de savoir si cela ne va pas se reproduire encore et encore?

Président Macron: Vous avez raison. La question peut légitimement se poser à un moment donné pour les Américains, s’il y avait une tension plus grande avec la Chine, et que la guerre durerait avec un engagement, de la soutenabilité de leur effort global. Et donc je pense que ce que vous dites est tout à fait juste et que c’est analysé par l’administration américaine comme vous venez de le faire, c’est-à-dire ce soutien à l’Ukraine à des synergies stratégiques pour l’agenda chinois.

Mais il y a un moment donné, l’intérêt des Américains, c’est que les Européens prennent plus de place pour la défense de leur voisinage et sur ce conflit. Parce qu’on ne peut pas placer les Américains dans ce dilemme stratégique. Il y a une façon de raisonner qui est de regarder le monde lato sensu comme je viens de le faire. De dire : moi je veux garder mon autonomie et je veux parler à tous les autres. Je ne veux pas être écrasé entre deux blocs. Il y a aussi notre manière complémentaire de faire qui est de dire : si je suis un bon partenaire des Américains et je leur dois beaucoup pour ma sécurité et ces dernières décennies, ma responsabilité, c’est de ne jamais les placer dans un dilemme stratégique qui serait de choisir entre les Européens ou mes intérêts face à la Chine. Et donc nous dire que c’est notre travail de faire ça.

The Economist: Je veux revenir à la question franco-britannique et comment construire quelque chose de plus profond en matière de défense et sécurité ? Est-ce que pour vous, après le Brexit, on peut tourner la page, se considérer comme des partenaires sérieux, constructifs, pour repenser cette géographie multiple que vous avez décrite à la Sorbonne ? Êtes-vous prêt à travailler sur ce sujet, éventuellement avec un nouveau gouvernement britannique?

Président Macron: La communauté politique européenne qui va se tenir en juillet et par la suite, l’échange bilatéral qu’on aura eu, doit ouvrir un vrai travail stratégique sur ces sujets. Et la relation bilatérale est clé sur cette question compte tenu de ce qui est l’histoire, la culture stratégique et le modèle britannique et ce que nous sommes, nous. C’est vraiment important. Alors, le Brexit, ce n’est pas comme s’il était effacé parce que sur le marché unique, sur les coopérations, il y a des conséquences, il y en aura dans la durée. Mais je pense qu’il ne doit pas nous empêcher d’avancer à marche forcée sur les questions stratégiques et militaires.

The Economist: Donc vous voyez bien une occasion ?

Président Macron: Oui et c’est très important qu’on le fasse ensemble. J’ai dit d’ailleurs dès le premier jour que le Brexit n’avait pas de conséquences sur ce qui était couvert par la relation bilatérale et en particulier sur la défense, parce que c’est une relation particulière et elle l’est tout spécialement sur ces sujets. C’est un des objectifs primordiaux, qu’on réussisse à avancer là-dessus et qu’on développe aussi des capacités communes, qu’on ait des projets communs, qu’on avance avec beaucoup de force là-dessus et de réengager aussi les Britanniques dans un dialogue avec d’autres Européens. Il faut penser en termes de géographie. L’institutionnel n’est pas un obstacle. C’est l’objectif qui doit déterminer la chose. Et après les formes en découlent. La Communauté politique européenne est un bon cadre pour engager des discussions parce que tous les Européens sont là et après on verra qui s’associe et comment ça se structure. Je pense que c’est très bon les Balkans occidentaux, les caucasiens et les nordiques autour de la table dans ces moments-là, parce qu’on ne peut pas parler raisonnablement de sécurité, de cyber, de risque stratégique, même d’immigration, si on n’a pas tout le monde.

The Economist: Lorsque vous vous asseyez autour d’une table avec d’autres chefs d’Etat et de gouvernement, quelle est la chose dont vous avez le plus de mal à les convaincre? De toutes les choses dont nous avons parlé?

Président Macron: Je dirais qu’aujourd’hui, la question sur laquelle, à mes yeux, il y a un aggiornamento doctrinal à faire, c’est sans doute celle du modèle de prospérité que j’évoquais, dont le commerce. Il y a encore des réflexes, par exemple sur la question budgétaire, très forts. On est en train d’avancer, je l’espère, sur l’Union des marchés de capitaux. Mais sur la question budgétaire, il y a une sous-estimation du retard et une sous-estimation du fait que le moment d’allocation des facteurs, c’est maintenant. Et que si on n’a pas les cleantech et l’IA maintenant, ce n’est pas dans dix ans qu’il faudra se réveiller. Le gradualisme européen n’est pas adapté à un temps de rupture.

Sur la question commerciale, parce que l’Europe s’est pensée et vécue comme un marché ouvert, on a cru que la bonne stratégie pour arrimer les gens à nous, y compris stratégiquement, géopolitiquement, c’était le commerce. La Russie a montré le contraire. Déjà en 2018, je n’étais pas favorable à Nord Stream 2. Je l’avais dit à la chancelière, on avait fait une forme de deal qui était que j’arrête de bloquer Nord Stream 2 et qu’elle ne bloque pas sur le nucléaire. Mais le sous-jacent qui allait à tout le monde, c’était de dire que plus on a de liens de commerce économiques avec les autres nations, moins ils iront vers la guerre, moins ils iront à la confrontation avec nous. Patatras ! Le doux commerce, ça a été une ère de l’humanité, ça n’est plus l’ère qui fonctionne. Là, c’est le commerce méchant. C’est à dire le commerce est second. La géopolitique a repris le dessus sur la géo-économie et ça, je crois que c’est un des fondamentaux de la nouvelle grammaire et c’est une rupture très profonde avec ce qu’on connait depuis les années 60. Il faut l’intégrer.

The Economist: Et ce réveil est plus compliqué que le réveil que vous souhaitez sur les questions de sécurité ?

Président Macron: En tout cas, ça fait longtemps que je ferraille. Mais je reste optimiste parce que je vois que les Européens y arrivent toujours, à la fin. Si on y met l’énergie qu’il faut, si on construit des stratégies, des alliances, l’Europe bouge. Et l’Europe, c’est un mouvement perpétuel. Si nous voulons, nous Européens, peser dans le monde de demain, on doit être plus inventifs, plus ambitieux que les autres parce qu’on a quand même deux éléments fondamentaux en moins. On n’a pas la démographie et on n’a pas l’énergie à ce stade. En tout cas, pour les 20 ans qui viennent, on a un problème énergétique parce que les autres produisent leur énergie, elle est encore carbonée, etc. Nous devons, nous, redoubler d’ambition. Les Européens sont plus riches qu’ils ne le croient. Simplement, ils n’utilisent pas bien l’épargne accumulée, ils ne l’utilisent pas bien entre les géographies et les secteurs. Ce n’est pas bien parce qu’ils la laissent filer pour aller financer et acheter de l’innovation américaine, 300 milliards chaque année plutôt que se développer, eux. Donc il y a toutes les raisons d’être optimiste si on avance ensemble. C’était l’objectif de ce deuxième discours de la Sorbonne. Regardons ensemble les grands risques européens et ne consumons pas notre énergie sur les sujets secondaires de division ou autres, parce qu’en fait, ils sont moins importants.

The Economist: Merci beaucoup

Président Macron: Merci à vous