À Majorque, une ferme comme un éden
Depuis l’Antiquité, au gré des époques romaine, byzantine, musulmane, puis catalane, Majorque s’est avérée être un formidable carrefour culturel. La plus vaste des îles Baléares accueille une myriade d’âmes créatives, séduites par son mode de vie bohème et son authenticité rurale, excellant dans les domaines de la céramique, de la broderie ou du verre soufflé. C’est aussi le cas d’Adriana Meunié et de Jaume Roig. Elle, artiste textile de renom ; lui, céramiste, sculpteur et peintre.
« Nous sommes tous deux nés à Majorque, c’est l’endroit que je connais le mieux au monde. On se sent véritablement chez nous ici, même si nous n’y avons pas toujours vécu, avoue Adriana. Parfois, on a l’impression que les grandes villes sont plus pratiques, mais aujourd’hui, avec internet, il est facile d’être connecté aux autres tout en vivant dans sa propre bulle. L’île fait partie prenante de notre processus créatif – sa culture artisanale et son environnement naturel nous sont chers. Et puis, nous ne sommes pas trop sociables ; nous avons besoin de beaucoup de temps pour nous concentrer sur nos travaux. Nous apprécions la tranquillité et le temps qui s’écoule doucement, c’est une priorité absolue dans nos vies. »
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Fille d’un peintre et d’une danseuse, Adriana Meunié a étudié le stylisme, mais après une carrière dans la mode, considérant que le fonctionnement rapide et stressant de cette industrie ne lui convenait plus, elle bifurque. Ayant approfondi ses connaissances textiles, dont elle apprécie la dimension culturelle, elle s’oriente alors vers l’élaboration de tentures murales pictu rales, usant d’écheveaux de laine comme d’autres de pinceaux. « Les textiles sont un langage plein de symboles et de techniques qui m’aide à m’exprimer. Parfois, j’essaie de peindre, mais je ne suis pas vraiment douée pour cela. C’est lorsque je tisse que je me sens à l’aise. » En résultent des œuvres texturées, tout en volumes et en formes libres, dont émane une élégance sauvage.
Toujours, l’artiste laisse s’exprimer les matériaux. Sur son métier, elle entrelace esparto (une fibre robuste, courte et solide), càrritx (herbes hautes qui poussent sur l’île) et laine des moutons des pâturages. Assise sur un tabouret ou perchée sur un escabeau en bois, à l’origine conçu pour ramasser les olives et les figues, elle fait passer fibrilles, fils et filaments sous ses trames. Grège, blanc cassé, marron, ses compositions déclinent des teintes neutres qui sont obtenues sans colorants. Il est essentiel pour la créatrice que tout un chacun appréhende par le toucher les différentes textures de ses œuvres qu’elle qualifie volontiers de « peintures textiles ».
Récemment, Adriana Meunié a entrepris un travail plus graphique de formes textiles où des morceaux de tissus déchirés se superposent et s’entrechoquent. Une démarche qui traduit son anxiété face au chaos du monde. « Dans mes œuvres, je ne recherche ni l’harmonie ni la symétrie, mais au contraire, une forme de brutalité et d’instabilité. Je ne veux pas seulement que ce soit joli, je veux aussi que cela interroge ! »
Jaume Roig est lui aussi issu d’une famille créative. Céramiste, il a appris le métier auprès de sa mère, avant de développer son propre vocabulaire stylistique. « La céramique a toujours été présente dans ma vie, confie-t-il. Je la considère presque comme un membre de ma famille avec sa propre personnalité. J’avais environ 3 ou 4 ans lorsque j’ai réalisé ma première pièce. » Il élabore des créations aux formes organiques et élémentaires, guidé par son goût des textures brutes plus que par la recherche d’émaux. Tasses, bols, vases, pièces totémiques… il n’imagine que des œuvres-sculptures. Sa méthode de travail est rudimentaire : un tour, ses mains, très peu d’outillage. Ce qui l’inspire ? Les civilisations primitives, comme celle de la période talayotique à Majorque, les paysages du Sud et la culture japonaise ancienne.
« J’ai aussi toujours aimé l’idée de peindre. J’ai pourtant mis du temps à trouver ma voie dans cette pratique. Ce n’est qu’une fois ma propre expression acquise dans le domaine de la céramique que les peintures se sont concrétisées. » L’artiste développe l’ensemble de sa production dans sa maison, à l’exception de grandes sculptures en métal conçues avec l’aide d’un forgeron de la région. S’exprimer à travers différents médias lui permet de concrétiser ses idées de manière interdépendante et mutuellement enrichissantes. Il aime à placer certaines de ses céramiques devant ses peintures : pour lui, ses œuvres se complètent.
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Un mode de vie spartiate
Devant la façade à l’enduit ocre de la maison, une table rustique, un ancien puits et un auvent en roseau sur lequel grimpe un bougainvillier, voici le décor planté. S’ils vivent sous le même toit, dans cette ferme au charme austère, les deux artistes œuvrent séparément dans des studios distincts, adjacents à leur demeure. « Pendant la journée, chacun fait ce qu’il a à faire ; nous évoluons dans la même maison, mais nous sommes en fait assez indépendants », avance Adriana Meunié. Situés en bas, les espaces de vie sont composés d’un salon-salle à manger, d’une cuisine, d’une salle de bains et de deux chambres. « J’ai mon atelier de couture à l’étage et l’atelier de laine dans un endroit séparé qui donne sur le patio, reprend la jeune femme. Jaume dispose, lui, d’un espace dans une autre aile qui était auparavant l’étable pour les vaches. En bas, il façonne ses céramiques, et en haut, il brosse ses toiles. »
Les murs sont peints en blanc, les sols ont été refaits en béton : c’est simple, sans effets, le couple affectionne un mode de vie spartiate. Quelques meubles rustiques et des objets chers ponctuent l’intérieur. «Jaume est très doué pour glaner des choses, confie Adriana. Nous combinons table de ferme et chaises en plexiglas, des choses anciennes et modernes… Mais dans l’ensemble, c’est assez vide ! » Dans son atelier, Jaume Roig se plaît pourtant à accumuler de vieux outils, des peignes et des ciseaux de berger pour la tonte, ou encore des crânes d’animaux ramassés dans les pâturages avoisinants.
Une maison en constante évolution
C’est pour beaucoup de leurs propres mains que les amoureux ont rénové leur ferme. La grange, qui leur sert occasionnellement de salle d’exposition, a longtemps été utilisée comme lieu de stockage de paille, et a donc dû être débarrassée, y compris des pigeons qui y avaient élu domicile. Il a fallu des mois pour nettoyer, rénover, peindre sols et murs avant de s’installer. Mais la maison demeure en constante évolution, Jaume Roig la réorganise en permanence. Le couple se plaît également à y exposer ses propres créations, afin de mieux les appréhender. « Nous nous faisons mutuellement des suggestions une fois une pièce terminée, nous échangeons sur l’avancée de nos travaux », insiste la jeune femme. Aux murs sont également accrochés des toiles de son père, Julien Meunié (1948-2001), peintre originaire de Clermont-Ferrand installé dans les Baléares dans les années 1980, dont la production s’est concentrée sur des paysages de terre rouge et de bleu méditerranéen. Une fibre artistique qu’il a su transmettre à sa fille, même si elle s’adonne à une tout autre technique, celle du canevas.
Outre leur passion pour l’art, Adriana et Jaume partagent un inconditionnel amour pour les animaux. « Actuellement, nous n’avons que notre chèvre, quelques canards, des poulets, les deux chats et un chien, avoue la propriétaire des lieux. Nous avions également des moutons jusqu’à il y a quelques mois, mais nous avons décidé qu’ils seraient mieux dans un endroit plus vaste. Nous avions besoin de nous sentir un peu plus libres… Pendant longtemps, ce fut très compliqué de voyager, pourtant cela commençait à devenir vraiment nécessaire pour notre travail. Dans l’avenir, nous aimerions avoir beaucoup plus d’animaux, mais il faut avoir une solide organisation et du temps pour s’occuper d’eux correctement. On apprend tellement de choses à leur contact, ils sont relaxants et apportent énormément de joie ! »