Munitions, blindés, canons, naval : Rheinmetall, l’ogre allemand de la défense

Une ambition forte. Une stratégie agressive. Rheinmetall affiche la couleur, avec tambours et trompettes. Objectif du spécialiste allemand de l’armement terrestre ? Devenir, selon l’expression de son patron, Armin Papperger, le « one stop shop » des armées. C’est-à-dire « le grand magasin » où fantassins, marins, aviateurs et autres forces spatiales et cyber du monde entier pourront s’approvisionner.

Le contexte guerrier ouvre une fenêtre de tir historique. Le monde se réarme à grande vitesse : 2 718 milliards de dollars ont été investis dans la défense en 2024 (+ 9,4 % par rapport à 2023), selon le Stockholm Institute for Peace. Même l’Europe, qui avait massivement désarmé pendant trente ans, a réagi avec le plan Rearm Europe (800 milliards pour la défense) face à la nouvelle donne créée par la guerre d’agression russe contre l’Ukraine et l’imprévisibilité de l’allié américain, depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche.

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Fait majeur, l’Allemagne a fait son aggiornamento dans la défense. Et veut faire émerger « l’armée conventionnelle la plus puissante d’Europe ». Berlin prévoit de doubler son budget militaire, à 153 milliards d’euros d’ici à 2029 par rapport à 2024. Dans ce contexte, « Rheinmetall a une stratégie claire de domination de l’industrie de la défense européenne, dont il veut devenir le numéro un multidomaines, quels que soient les moyens - acquisitions, investissements, partenariats tous azimuts - pour se diversifier et monter en compétence, mais aussi neutraliser ou tuer la concurrence », analyse Marc Chassillan, expert de l’armement. Son objectif à terme est d’entrer dans le club des géants mondiaux, tous américains, formé par Lockheed Martin, numéro un mondial, RTX, Northrop Grumman, Boeing et General Dynamics (GD).

Partenariat avec les américains Anduril et Lockheed Martin

Depuis 2022, Rheinmetall n’a jamais engrangé autant de commandes, ayant, selon un analyste, « les bons produits au bon moment ». C’est-à-dire des munitions (de 20 à 155 mm), des canons et autres blindés que Kiev et Moscou consomment en quantité astronomique. Au seul premier semestre 2025, le groupe a signé pour 14 milliards de nouveaux contrats, portant son carnet de commandes à 63 milliards, contre 24,5 milliards il y a trois ans. Pour 2025, le groupe de Düsseldorf prévoit une hausse de 25 % à 30 % de son chiffre d’affaires (9,7 milliards en 2024) et une rentabilité de 15,5 %. Armin Papperger estime « possible » de propulser les ventes à 50 milliards d’ici à 2030 ! Coté à la Bourse de Francfort, Rheinmetall a vu sa valorisation s’envoler. Elle a été multipliée par près de 20 depuis 2022, à 90 milliards. Oddo BHF vient de l’inclure dans sa sélection des « sept magnifiques », regroupant les valeurs européennes de souveraineté à plus fort potentiel de croissance.

Rheinmetall fait feu de tout bois. En septembre, il a annoncé le rachat des chantiers Lürssen, devenant numéro deux allemand du naval de défense, derrière TKMS. En juin, il a signé un accord avec la start-up américaine Anduril, qui applique les méthodes - innovation de rupture, développement rapide, baisse des coûts - qui ont si bien réussi à SpaceX dans le spatial. Rheinmetall prévoit de proposer une « version européenne » des missiles de croisières Barracuda et des drones de combat Fury de son allié.

En mai, le groupe allemand a signé un nouvel accord avec Lockheed Martin pour construire une usine de missiles et de roquettes, basées sur les technologies américaines, en Allemagne. Depuis cet été, Rheinmetall fabrique des tronçons du chasseur F-35 de Lockheed dans son usine de Weeze, près de la frontière néerlandaise. En mai également, le groupe est entré dans le spatial, via un accord avec la start-up finlandaise Iceye, spécialiste de l’imagerie satellitaire. Leur société commune (détenue à 60 % par Rheinmetall) doit lancer la production de satellites outre-Rhin au second trimestre 2026.

« Rheinmetall, qui dispose déjà de 167 sites dans 28 pays, se donne les moyens d’être une “world company” en poursuivant une stratégie d’essaimage mondiale », estime le général Jean-Marc Duquesne, délégué général du Gicat, le groupement professionnel de l’armement aéroterrestre. Cela, avec pragmatisme. « L’Allemagne n’a aucune réticence à fabriquer sous licence des matériels militaires, y compris américains. Berlin favorise les flux de production sur son sol. C’est une grande différence avec la France, qui ne le fait pas, car elle privilégie la notion de souveraineté », ajoute-t-il.

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Une usine géante de munitions d’artillerie

Dans son métier historique, le leader européen des munitions monte en puissance. Une dizaine de nouvelles usines, notamment en Roumanie, en Hongrie, en Lituanie, sont en cours de construction. Il a inauguré, fin août, une usine géante d’obus au sein de son complexe industriel d’Unterlüss (Basse-Saxe). Sortie de terre en quinze mois, elle produira 350 000 obus de 155 mm par an à plein régime. Coût de l’investissement : 600 millions. Le groupe veut porter sa capacité de production à 1,1 million d’obus par an d’ici à 2027. La nouvelle usine livrera prioritairement la Bundeswehr (armée allemande). Mais aussi l’Ukraine, où Rheinmetall s’est implanté via une joint-venture avec le groupe public Ukrainian Defence Industry (UDI), détenue à 51 % par le groupe allemand, et où il livre des munitions, des obus et des blindés et, d’ici à la fin 2025, des systèmes de drone de défense aérienne Skyranger.

Dans le même temps, le groupe croque des parts de marché en Europe. Il a racheté son homologue espagnol Expal Systems pour 1,2 milliard. « Au Royaume-Uni, il a pris le pouvoir en créant une société commune (RBSL, détenue à 55 % par l’Allemand, NDLR) avec BAE Systems. Cette dernière modernise la flotte de chars britanniques de combat Challenger 2, qui intégreront une nouvelle tourelle allemande. RBSL fournira un nouveau véhicule d’infanterie mécanisé (MIV) et d’autres blindés sur la base des technologies allemandes. L’armée de terre britannique, qui s’équipe auprès de Rheinmetall en blindés Boxer et en canons RCH-155, les concurrents du VBCI et du Caesar français respectivement, se germanise », constate Marc Chassillan. Le groupe « a aussi neutralisé les Italiens, ajoute-t-il, via l’alliance nouée avec Leonardo pour fournir aux armées italiennes ses nouveaux chars Panther KF51 et Lynx KF41, en échange d’une italianisation des véhicules assemblés en Italie en 2026. Leonardo fournissant les composants électroniques. » Même opération en Hongrie, où le Lynx sera fabriqué sous licence.

Rheinmetall veut conquérir l’Amérique, le premier marché militaire mondial, où il a deux filiales. Il est candidat aux deux appels d’offres du Pentagone portant sur la fourniture du futur véhicule de combat d’infanterie de l’US Army et de pièces d’artillerie. « S’il gagnait ces deux contrats, Rheinmetall ferait d’une pierre deux coups : il deviendrait un leader mondial et s’offrirait une vitrine fantastique ! », résume Marc Chassillan.

Un patron « visionnaire qui a pris des risques »

La métamorphose de Rheinmetall en machine de guerre stupéfie les observateurs. D’autant que le partenaire historique des armées allemandes, dont la Wehrmacht pendant la Deuxième Guerre mondiale, revient de loin. Né en 1889, il s’est toujours illustré par sa capacité à innover, notamment en concevant le premier canon à tir rapide en 1896. En 1945, le groupe est à terre. Il est interdit de production d’armement, la plupart de ses sites ont été détruits. Il renaît de ses cendres en 1950 sous forme d’un conglomérat diversifié (machines à écrire, amortisseurs automobiles ou encore outillage portuaire), puis fait son retour dans la défense en 1956, année de la création de la Bundeswehr. Au tournant des années 1990, il se recentre sur les industries civiles, puis décide, en 2000, de se concentrer sur la défense, l’automobile et l’électronique. L’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 envoie le signal que les temps changent. « Armin Papperger, arrivé à la tête du groupe un an plus tôt, a été visionnaire. Il a anticipé en prenant des risques, en investissant dans de nouvelles capacités ainsi que dans l’électronique de défense, la robotique terrestre et les drones », estime un expert.

Mais plusieurs questions se posent. Pourra-t-il livrer dans les délais et au niveau de performance et de qualité requis ? « Ce sera l’épreuve de vérité pour les dix ans à venir. Ce qui permettra de juger de la pertinence de sa stratégie à l’aune de sa capacité à écouler son carnet de commandes et à le traduire en bénéfice », estime un analyste financier. Son nouveau positionnement dans la chaîne de valeur est-il crédible ? « Rheinmetall est un fournisseur de systèmes d’arme et de munitions, ce n’est pas un maître d’œuvre de systèmes complexes, contrairement à KNDS (holding de tête de KNDS Allemagne, ex-KMW, fabricant du char Leopard 2, et de KNDS France, constructeur du char Leclerc, des canons Caesar) », observe un expert.

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« KNDS est le leader européen incontestable en matière de chars de combat. Nous avons démontré notre capacité à maîtriser de A à Z un programme aussi complexe qu’un char de combat Leclerc et un char Leopard », explique Jean-Paul Alary, directeur général du groupe franco-allemand né en 2015. « La stratégie de KNDS est d’être le grand acteur européen des systèmes de défense terrestre », ajoute-t-il. Cela, « grâce à notre maîtrise de l’ensemble des technologies et des capacités d’intégration éprouvées. Nous sommes les plus crédibles afin de fournir des systèmes de mission complexes. »

Un cheval de Troyes en Europe ?

Autre question lancinante : Rheinmetall joue-t-il vraiment dans l’équipe européenne ? N’est-il pas, au contraire, une « arme de guerre américaine contre l’industrie européenne », interroge un observateur averti. Les alliances avec Lockheed et Anduril, concurrents d’industriels européens, ont fait l’effet d’une bombe. « On peut penser que, derrière sa volonté de domination en Europe, il y a un projet de mainmise, voire d’étouffement, de l’industrie de défense européenne alors que Donald Trump veut vendre le plus d’armes possible en Europe », avance Marc Chassillan. D’autant que ses principaux actionnaires - le fonds BlackRock, les banques Morgan Stanley, Goldman Sachs et Bank of America - sont américains. C’est à eux qu’Armin Papperger rend des comptes.

Or, Rheinmetall a manœuvré habilement pour faire partie du MGCS (système principal de combat terrestre), lancé en 2017 par KNDS. Au cœur de ce programme, le successeur des Leclerc et Leopard 2 d’ici à 2040. En avril 2025, la société de projet, destinée à mener les études amont du futur char d’assaut, a été créée à Bonn. Rheinmetall en détient 25 % du capital, KNDS France et Allemagne (25 % chacun) et Thales (25 %). Et il s’est déclaré prêt à se substituer à la famille Bode-Wegmann au capital de KNDS. Cette dernière détient 50 % des parts, soit autant que l’État français. Mais elle souhaite se désengager, à l’occasion de l’ouverture du capital du holding. Une opération « clé pour accompagner le nouveau chapitre de développement qui s’ouvre pour KNDS, en faisant entrer d’autres partenaires européens et nous permettre de jouer un rôle clé dans le nouvel environnement de défense », explique Jean-Paul Alary. À ce stade, toutes les options sont sur la table, dont une introduction en Bourse.

« Si Rheinmetall réussit à mettre la main sur KNDS Allemagne, il détiendra le monopole absolu de la construction de blindés outre-Rhin », relève Marc Chassillan. Ce qui « cornérisera KNDS France ». De quoi inquiéter Paris alors que les crispations se multiplient autour du Scaf (système de combat aérien du futur), le second grand programme militaire franco-allemand. « Dans ce jeu de billard à bandes multiples, les Allemands ne voient pas ce que KNDS France, qui ne fabrique plus de chars d’assaut depuis le dernier Leclerc en 2008, peut apporter au MGCS », assène un bon connaisseur du dossier basé outre-Rhin. De son côté, Jean-Paul Alary « ne voit pas ce que Rheinmetall apporterait à KNDS en entrant à son capital sur le plan stratégique, en particulier dans le déploiement de son modèle paneuropéen. » Toute évolution du capital devra respecter la parité franco-allemande.

Quel que soit le scénario, le MGCS est en danger, selon plusieurs analystes. Car Berlin a lancé, début 2025, le programme Leopard 3, qui embarque les industriels allemands. Il doit entrer en service en 2030, la Bundeswehr souhaitant disposer d’un millier de Leopard 3, à horizon 2040. « Pourquoi les Allemands financeraient-ils le MGCS alors que le Leopard 3 est appelé à devenir le futur char de combat de leurs armées ? », interroge un expert. « L’annonce du Leopard 3 a été accueillie par le silence absolu de la France ! », s’étonne Marc Chassillan. Comme si la France, engluée dans une crise politique inédite et une dette abyssale, acceptait de subir une étrange défaite…