Otages français en Syrie : au procès Nemmouche, Edouard Elias commence à raconter 10 mois d'enfer

Le procès des quatre journalistes arrêtés par l'État islamique, en Syrie en 2013 et 2014, s'est ouvert en début de semaine, l'un d'entre eux, Edouard Elias, raconte sa séquestration, mercredi, à la barre de la cour d'assises spéciale de Paris.

En juin 2013, dans le nord de la Syrie, la voiture des journalistes Edouard Elias et Didier François est arrêtée. "Cagoule sur la tête, mains dans le dos, on nous embarque dans une camionnette", raconte le premier ex-otage mercredi à la barre. "Je vois les mains de Didier trembler et je me dis que ça pue".

Edouard Elias est photographe, il a 33 ans. Il en avait 22 en 2013 quand il a été enlevé par le groupe jihadiste naissant État islamique, raconte-t-il devant la cour d'assises spéciale de Paris.

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La camionnette s'arrête. "À genoux, "Allah Akbar", la kalachnikov sur la tête, clac. Premier simulacre d'exécution, ça fait bizarre", mais "on s'habitue", précisera-t-il plus tard.

Arrivés dans leur premier lieu de détention, ils sont attachés dans des pièces séparées à un radiateur pendant quatre jours, sans eau ni nourriture. Ils se font tabasser.

"On n'a aucun répit. À côté, on entend des hurlements à mort, on ne sait pas ce qu'il se passe. On est des loques", décrit d'une voix rapide et calme Edouard Elias, grand, fin, chemise blanche sous une veste noire.

Édouard Elias, l'un des journalistes pris en otage en Syrie, en 2013, se tient à la barre du tribunal judiciaire de Paris, le 19 février 2025.
Édouard Elias, l'un des journalistes pris en otage en Syrie, en 2013, se tient à la barre du tribunal judiciaire de Paris, le 19 février 2025. © Elisabeth de Pourquery

Ensuite, ils sont emmenés à l'hôpital d'Alep (ils l'apprendront plus tard), transformé en prison.

Là, c'est l'enfer : "c'est continuellement, continuellement, des cris de gens en train de mourir. Tout le temps, le jour, la nuit, un abattage systématique de Syriens. C'était une machine, une horreur absolue".

Dans les couloirs, des rangées d'hommes suspendus au plafond - les images de la vidéosurveillance de l'époque ont été diffusées à l'audience la veille - frappés par des gardiens à grands coups de bâtons.

Au sol, des "monceaux d'êtres humains en train de geindre, des cadavres vivants". Les otages occidentaux sont privés de nourriture et frappés - "je vois mon visage en cellule, il est bleu, littéralement bleu" - mais se rendent vite qu'ils sont "à part", qu'ils ont de la valeur et qu'on ne les tuera pas comme ça, dans un sous-sol d'hôpital parmi des milliers d'anonymes.

"J'entendais des gens hurler, ils ont égorgé des gens juste devant ma porte". Il s'arrête un instant. "Là, c'est compliqué car je ne sais pas où est Didier" François.

Le journaliste français Didier François, ancien otage en Syrie, s'exprime le 17 février 2025 à Paris avant le début du procès de Mehdi Nemmouche
Le journaliste français, Didier François, ancien otage en Syrie, s'exprime le 17 février 2025 à Paris avant le début du procès de Mehdi Nemmouche. © Alain Jocard, AFP

Et puis un jour, il entend un cri en français dans une cellule voisine. "AMI !", a crié la voix.

"Et je ne sais pas ce qui me prend, je me mets à chanter. "Ami, entends-tu les cris sourds du pays qu'on enchaîne"", entonne Edouard Elias, reprenant le Chant des partisans dans le micro.

"Et là Didier reprend et chante avec moi, et je comprends qu'il est à côté de moi. Et je ne suis plus seul".

Il poursuit son récit, les changements de lieux de détention, les retrouvailles avec les autres otages - "John (Cantlie), Federico (Motka), James (Foley), David (Haines)", énumère-t-il. Les deux derniers seront exécutés à genoux, les mains derrière le dos, en tenue orange, dans des vidéos de propagande qui avaient révélé au monde la cruauté de ce nouveau groupe jihadiste.

"Il y a une voix que j'ai entendue ici (...). Je l'ai reconnue formellement"

Les ex-otages racontent aussi la "faim", obsédante, l'ennui. La "bûche de Noël" fabriquée en décembre avec des bouts de pain. 

Et la "stratégie" pour tenir. "On s'est dit que si jamais on sortait, on voulait pouvoir ramener le maximum d'information", décrit Didier François, 64 ans, barbe et cheveux blancs. Alors, ils regardent tout : "Combien de pas jusqu'à la salle de torture, jusqu'aux toilettes... et tous les soirs, on faisait le point".

"Il y a une voix que j'ai entendue ici, dans cette salle. Je l'ai reconnue formellement", dit-il sans un regard pour Mehdi Nemmouche dans le box, qui a lui soutenu n'avoir "jamais" été geôlier.

"Cette voix" dit-il sans prononcer son nom, "c'est celle que j'ai entendue en Syrie, je suis formel parce que c'est au fond de mes tripes".

Mehdi Nemmouche le 12 mars 2019 au palais de justice de Bruxelles
Mehdi Nemmouche, le 12 mars 2019, au palais de justice de Bruxelles. © Yves Herman, POOL / AFP / Archives

"C'est la voix qui m'emmerdait pendant des heures", qui "me terrorisait, qui me faisait chier en cellule". Celle de celui "qui parlait trop, qui parlait tout le temps, qui disait "mon petit Didier", imite Edouard Elias d'un ton chantant.

"Cette diction, cette tournure de phrases, ce cynisme, cette arrogance, cette forme d'ironie : "Je suis un ancien délinquant reconverti en nettoyeur ethnique islamique"", reproduit-il encore.

"Zéro doute", balaie aussi Didier François, franchement tourné vers Mehdi Nemmouche qui le regarde en coin. 

Comme pour tenter de provoquer une réaction, il raconte "l'humour" de son geôlier qui lui avait lancé, alors qu'il portait une tenue orange pareille à celle des prisonniers de Guantanamo : "T'as l'air d'un con avec ton costard en peau de saumon fumé".

Dans le box, Mehdi Nemmouche reste de marbre.

Le président Laurent Raviot l'avait fait se lever devant Edouard Elias. "Vous le reconnaissez ?", avait-il demandé au témoin.

Les deux hommes s'étaient toisés, pendant de longues secondes, à trois mètres l'un de l'autre. "Il était cagoulé, je ne peux pas dire, je ne sais pas". Mais dès qu'il "parle", avait ajouté le photographe en portant sa main au cœur, "je ressens cette peur".

Mehdi Nemmouche, déjà condamné à la perpétuité

Mehdi Nemmouche est décidé avec son avocat à prouver le contraire.

Maître Francis Vuillemin marche sur un fil avec sa stratégie de défense accusatrice, consistant à remettre en cause la parole d'ex-otages catégoriques et précis, et dont les déclarations ont été confortées par le dossier. Mais n'y va pas de main morte.

"Ah, ne vous levez pas là, parce que vous allez péter les plombs avec les questions d'après !", prévient mardi l'avocat de Mehdi Nemmouche, théâtral et provocateur, alors que les conseils de parties civiles bondissent pour protester contre l'une de ses questions à l'enquêteur du jour.

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Derrière son avocat et à côté de deux autres accusés, Mehdi Nemmouche, 39 ans, pull en laine blanc motifs norvégiens, coiffé au gel et rasé de près, observe bouche pincée de ses yeux noirs tout ce qu'il se passe.

La veille à l'ouverture du procès, après avoir gardé le silence pendant 10 ans, il a soutenu n'avoir "jamais été le geôlier" d'otages occidentaux, enlevés en nombre en 2012-13.

Mehdi Nemmouche, déjà condamné à la perpétuité pour avoir abattu quatre personnes au musée juif de Bruxelles en 2014, écoute, impassible.

Les ex-otages l'ont décrit comme "pervers", "imprévisible", "instable", participant à des séances de torture nocturne de détenus syriens, suspendus au plafond, frappés de câbles électriques, parfois égorgés sur place.

Pendant l'un de ses interrogatoires, rappelle l'enquêteur, Mehdi Nemmouche n'avait pas pu retenir un sourire quand on lui avait rapporté que Didier François avait dit qu'il l'appelait "mon ptit Didier".

Avec AFP