«La Ve République n’est pas morte aujourd’hui, mais en 2017 !»

Laurent Frémont enseigne le droit constitutionnel à Sciences Po.


Ce n’est pas une réforme constitutionnelle ni un soulèvement populaire qui a mis fin à la Ve République. C’est un homme, une tactique, une élection. En 2017, Emmanuel Macron a méthodiquement dynamité l’architecture politique sur laquelle reposait le régime depuis près de soixante ans. Il a détruit le bipartisme sans reconstruire de nouvelles règles du jeu, laissant les institutions orphelines du système qui les faisait vivre. Le régime n’est pas mort d’un coup d’État : il s’est effondré de l’intérieur, sous l’effet d’un calcul politique court-termiste et d’un désintérêt profond pour la question institutionnelle.

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L’élection d’Emmanuel Macron a été présentée comme une victoire du progressisme et du dépassement des clivages. Elle a surtout marqué la disparition brutale de la structure bipolaire qui assurait la stabilité de la Ve République depuis 1958. En accédant à l’Élysée sans l’appui des grands partis historiques, Macron a brisé l’équilibre sur lequel reposait le régime : deux blocs politiques clairement identifiés, transformés par le scrutin majoritaire à deux tours en majorités parlementaires solides. Comme le rappelait le rapport Vedel, « la Ve République est un régime à logique majoritaire : son équilibre institutionnel repose sur la constitution d’une majorité parlementaire claire, issue du suffrage universel, qui donne au gouvernement les moyens de gouverner ». En un cycle électoral, ce principe fondateur a volé en éclats.

Ce bouleversement n’a rien eu d’accidentel. Emmanuel Macron a sciemment sapé les piliers partisans pour se présenter comme la seule figure capable de gouverner. Il a siphonné les forces de gauche comme de droite, marginalisé les appareils traditionnels et substitué à la structure partisane une coalition personnelle sans racines ni culture politique commune. Cette stratégie lui a offert une victoire fulgurante à court terme, mais elle a laissé derrière elle un paysage politique fracturé et des institutions conçues pour un système qui n’existait plus. Macron a cassé la colonne vertébrale du régime sans lui greffer de nouveau squelette.

La Ve République avait été bâtie pour conjurer les instabilités de la IVe. Michel Debré et le général de Gaulle avaient voulu un exécutif fort, appuyé sur une majorité claire. Le scrutin majoritaire et les instruments de parlementarisme rationalisé - motion de censure encadrée, responsabilité limitée du gouvernement, article 49 alinéa 3 - avaient été pensés pour garantir cette stabilité. Pendant des décennies, hors cohabitations inopinées, cette logique a fonctionné parce que la bipolarisation politique correspondait aux règles institutionnelles. Mais en 2017, cette correspondance a disparu. En créant une scène tripolaire sans adapter les institutions, Emmanuel Macron a enclenché un processus de décomposition silencieuse.

La France vit aujourd’hui dans les ruines d’un système institutionnel qui continue d’exister en droit mais qui n’a plus de substance politique.

Laurent Frémont

À partir de là, tout s’est joué par inertie. Le pouvoir macroniste a gouverné comme si le système bipolaire existait encore. Le président a adopté une posture jupitérienne, concentrant la décision à l’Élysée, persuadé que sa victoire personnelle se confondait avec une recomposition durable. Il n’a jamais engagé la moindre réforme institutionnelle sérieuse, alors même que la nouvelle configuration politique rendait le régime ingouvernable dans sa forme actuelle. Ni proportionnelle significative, ni introduction de mécanismes de coalition, ni inspiration tirée des modèles parlementaires européens : rien n’a été tenté.

Lorsque la réalité politique a fini par rattraper le pouvoir, le choc a été brutal. En 2022, Emmanuel Macron a été réélu sans majorité absolue à l’Assemblée nationale. Le gouvernement s’est retrouvé incapable de s’appuyer sur une base solide. Les outils conçus en 1958 se sont révélés impuissants à stabiliser une scène éclatée. Le recours systématique au 49 alinéa 3 a permis de faire passer des textes, mais au prix d’un affaiblissement considérable de la légitimité démocratique. La Constitution de 1958 n’avait pas été faite pour une démocratie de compromis, mais pour une démocratie de majorité. Cette majorité ayant disparu, le régime a fonctionné à vide.

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Il existait pourtant des solutions. L’Allemagne, en 1949, a introduit la motion de censure constructive pour empêcher l’instabilité chronique des années de Weimar. L’Espagne a fait de même en 1978 pour stabiliser sa jeune démocratie. Ce mécanisme oblige le Parlement à proposer une majorité alternative lors du renversement d’un gouvernement. Il favorise les compromis responsables et évite les crises interminables. Emmanuel Macron aurait pu ouvrir ce chantier, repenser le système dans un contexte tripartite, réinventer les règles du jeu. Il a préféré ne rien faire, comme si son pouvoir personnel suffisait à tenir ensemble un édifice fissuré.

La Ve République n’est pas morte spectaculairement. Elle s’est éteinte lentement, étouffée par le décalage entre ses institutions et la réalité politique. Emmanuel Macron a été le catalyseur de cette mort. Il a détruit les structures partisanes qui faisaient fonctionner le régime et refusé de le réformer quand il en avait les moyens. Ce n’est pas seulement une responsabilité politique, c’est une responsabilité historique. La France vit aujourd’hui dans les ruines d’un système institutionnel qui continue d’exister en droit mais qui n’a plus de substance politique.

2017 restera comme l’année où la Ve République a cessé de fonctionner. Elle n’a pas été remplacée : elle s’est simplement vidée de l’intérieur. Emmanuel Macron avait promis la Révolution pour transformer le pays. Il l’a réalisée, mais c’est la Ve République qui en a été la victime.