La France et l’Algérie : une nouvelle rupture ?

Les liens franco-algériens s’expliqueraient par la persistance d’un contentieux historique. Le contexte géopolitique régional joue un rôle.

Sylvie Thénault

Historienne

Solliciter une historienne sur les relations franco-algériennes est symptomatique d’une idée dominante : les relations franco-algériennes s’expliqueraient par la persistance d’un contentieux historique et il faudrait le résoudre en vue d’une réconciliation. Bien sûr, la colonisation a créé des liens spécifiques entre la France et l’Algérie. Elle a été non seulement d’une durée exceptionnelle (cent trente-deux ans), mais aussi d’une nature très particulière.

L’Algérie était une colonie de peuplement, fondée sur la suprématie d’une minorité coloniale forte de 1 million de personnes, tandis que les 8 millions d’Algériens étaient maintenus dans une inégalité juridique, politique, économique et sociale.

Violente, cette forme-là de colonisation n’a pu être défaite qu’au prix d’une guerre d’indépendance de huit ans, particulièrement meurtrière côté algérien ; une guerre qui a aussi touché la société française jusque dans ses paroisses les plus rurales, à travers le recours au contingent.

Et puis l’immigration, dès l’entre-deux-guerres, a distingué l’Algérie des autres colonies. C’est de cette Algérie rurale et paupérisée que sont partis les contingents les plus importants de migrants vers la France. Pas plus que les autres, pourtant, les relations franco-algériennes ne sont déterminées que par l’histoire.

La crise actuelle a tout à voir avec un contexte géopolitique régional – logiquement le rapprochement français avec le Maroc crispe l’Algérie. Au-delà, vers l’est, la situation au Proche-Orient sépare les deux États. À l’échelle plus vaste du continent africain, une reconfiguration est à l’œuvre.

L’ère de l’hégémonie française semble bien tirer à sa fin. Il m’appartient, comme historienne, ni de le déplorer ni de m’en féliciter, mais, tout simplement, de le constater – et de contextualiser ainsi les relations franco-algériennes. Il faut sortir du tête-à-tête pour les comprendre. En regard, l’histoire ne pèse que d’un poids très relatif. Un indice ? Le 1er novembre 2024, la France a reconnu l’assassinat de Larbi Ben M’Hidi, au moment où Emmanuel Macron se rendait au Maroc. Alors, bien sûr, la déclaration n’a pas porté.

Elle a même été mal reçue. Il faut noter, pour finir, l’erreur de perspective de l’idée dominante. Il est question de relations diplomatiques et, en la matière, jamais la stabilité n’est acquise. Depuis 1962, les relations franco-algériennes ont traversé des phases diverses. Cessons de croire qu’elles ont toujours été conflictuelles – dans les années 1960, l’Algérie était la destination prioritaire des coopérants français tandis qu’à l’inverse les Algériens et les Algériennes bénéficiaient de conditions de circulation vers la France avantageuses.

Cessons aussi de croire que les relations franco-algériennes pourraient être éternellement apaisées. Ce n’est pas ainsi que les relations internationales fonctionnent. Comme les autres, les relations franco-algériennes fluctueront encore, au gré de facteurs multiples parmi lesquels le passé ne doit pas être abusivement convoqué.

La crise diplomatique n’est pas une nouvelle fracture politique, mais le symptôme de la nécrose d’idéologies basées sur la rente mémorielle.

Faris Lounis

Journaliste indépendant

Commençons par nommer les faits dans une époque qui s’acharne à les inhumer dans les fosses communes de la non-pensée et du baratin médiatique. Dans l’asymétrie des rapports de force entre la France et l’Algérie, deux ressentiments d’État bien commodes et vénéneux régissent leurs relations bilatérales, leurs affaires politiques internes.

Parler d’autre chose, comme des « passions douloureuses » et de la « réconciliation des mémoires », reviendrait à accepter, consciemment ou non, un interminable carnaval d’instrumentalisations politiques de la question coloniale à des fins chauvinistes et autoritaires tant à Paris qu’à Alger.

Depuis la parution de Houris en août 2024 jusqu’à l’emprisonnement arbitraire de Boualem Sansal, en passant par l’attribution du prix Goncourt à Kamel Daoud (pour Houris – NDLR), de violents réflexes coloniaux contestant la légitimité de l’Algérie indépendante et arabophone ont refait surface au sein de larges pans des élites culturelles et politiques françaises. Leur cristallisation s’est révélée dans l’offensive raciste menée contre l’historien Nedjib Sidi Moussa, parce qu’il a critiqué sur le plateau de C Politique (24 novembre 2024) les idées réactionnaires, « nostalgériques » et xénophobes que promeuvent les deux écrivains algériens fraîchement naturalisés français.

Au sujet du déchaînement d’un tel racisme postcolonial, rappelons une chose. L’obsession paranoïde des médias hégémoniques pour le triptyque islam-immigration-insécurité explique en partie leur quête permanente de figures droitières de la « diversité » pour légitimer, avec une puissante charge orientaliste, les idées les plus rances du « temps béni des colonies ».

Cette configuration médiatique a donné naissance à la figure de « l’Arabe entendable », un acteur majeur de la diffusion du culturalisme biologisant des droites dures et extrêmes. Contrairement aux propositions du duo Sansal-Daoud et de leurs adversaires hypernationalistes, parler de la question coloniale et postcoloniale avec le langage des institutions officielles de France et d’Algérie est une immense défaite intellectuelle.

Pour pallier cette destruction du sens et du langage, il est primordial de dire non aux adeptes de l’autoritarisme au nom de l’anticolonialisme ; non aux nostalgiques du suprémacisme colonial au nom du « devoir de civilisation » ; non au contournement de la question coloniale au nom de l’évocation de la guerre civile algérienne (1991-2002) ; non à la valorisation d’une barbarie nommée « la présence française en Algérie ».

L’actuelle crise diplomatique entre la France et l’Algérie n’est pas à mon sens une « nouvelle rupture politique » entre les deux pays. Elle est plutôt le symptôme de la nécrose d’idéologies ressentimenteuses qui, sous diverses modulations, s’accrochent à deux nationalismes agressifs qui se nourrissent de leur mutuelle et aliénante rente mémorielle. Une rente agonisante… mais qui ne veut pas mourir.

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