Scènes européennes: les artistes russes en quête de réhabilitation
Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, de nombreux artistes russes sont interdits de scènes occidentales. Ils ont été déprogrammés plusieurs fois des festivals, de concerts ou encore des salles d’opéra. En fonction des prises de position de chacun, condamnant l’agression russe, se taisant ou réaffirmant leur soutien au régime de Vladimir Poutine, leur devenir artistique a évolué. Ou pas. De Nina Kraviz à Teodor Currentzis, en passant par Anna Netrebko ou Valery Gergiev, état des lieux.
Nina Kraviz, la DJ controversée
À l’été 2022, la DJ russe a été interdite de se produire au festival de PollerWiesen à Dortmund, celui de Crave à La Haye ou encore au Movement Music Festival de Détroit. Aucun de ces trois festivals n’avait fourni de raisons explicites justifiant cette décision. Dans la foulée, elle a perdu son label, Trip. Son simple message «PAIX» publié sur Instagram n’avait pas convaincu les observateurs sur sa position. Quelques mois plus tard, un long message mis en ligne sur les réseaux sociaux pour dénoncer la guerre menée par Vladimir Poutine avait amorcé un retour sur les scènes européennes.
Le 27 juillet, Nina Kraviz a ainsi pu se produire au festival des Vieilles Charrues, en dépit de la mobilisation de plusieurs associations de soutien à l’Ukraine qui avaient manifesté contre sa venue. « La DJ russe Nina Kraviz se produit partout sur la planète depuis de nombreuses années, y compris depuis l’invasion russe, et il n’y a guère que chez nous que ça pose souci », avait déploré le directeur de la programmation du festival Jean-Jacques Toux à ICI Breizh Izel. Si Nina Kraviz « n’a pas pris de position anti-Poutine, en tout cas elle a pris des positions pro paix » a-t-il ajouté.
Son concert donné au festival des Vieilles Charrues s’est passé sans heurt. Pour cette saison des festivals, il lui reste quelques dates en France dont le Touquet Music Beach Festival (du 22 au 23 août) et le Delta Festival à Marseille sur la plage du Prado (du 27 au 31 août).
Anna Netrebko, la soprano de retour aux États-Unis
Dès mars 2022, Anna Netrebko, qui compte parmi les sopranos les plus renommées, est déprogrammée de la saison au Met Opéra de New York. La mise au ban de la scène durera 2 ans pour cette star de la scène classique qui a émergé dans le sillage du tout-puissant chef Valery Gergiev. « Forcer les artistes, ou toute personnalité publique, à exprimer leurs opinions politiques en public et à dénoncer leur patrie n’est pas juste. Cela devrait être un choix libre. Comme beaucoup de mes collègues, je ne suis pas une personne politique. Je ne suis pas un expert en politique. Je suis un artiste et mon but est d’unir les gens au-delà des clivages politiques », avait-elle déploré à l’époque avant de se mettre en retrait « jusqu’à nouvel ordre ». Le public ne la verra pas non plus au Bayerische Staatsoper, à l’Opéra de Zurich, à la Scala de Milan ou encore au Grand théâtre du Liceu de Barcelone où elle était programmée. «Ce n’est pas le bon moment pour moi de me produire et de faire de la musique. J’espère que mon public comprendra cette décision », avait-elle annoncé.
Après une première déclaration condamnant la guerre, qui a déplu dans son pays, elle a continué à prendre ses distances avec Moscou. Depuis, elle revient sur le devant des scènes européennes, notamment à l’Opéra de Paris fin 2022. Sa carrière internationale a repris son cours pour cette Russe qui s’est installée, bien avant la guerre, en Europe occidentale. Elle a chanté le 6 juillet 2025 à Orange dans le théâtre antique. Pour les États-Unis, elle aura dû attendre encore un peu. Elle a donné son premier concert américain depuis 2019 au Palm Beach Opéra en Floride en février 2025. Cette été, elle va se produire au festival de Puccini, près de Pise, le 13 août, puis l’Opernhaus de Zurich dans La Force du destin en novembre.
Valery Gergiev, dans l’ombre de Vladimir Poutine
Avant l’invasion russe de l’Ukraine, il était le chef d’orchestre que toutes les salles s’arrachaient. Quasiment 300 concerts par an, des tournées monstres avec ses orchestres, un talent indéniable et le digne ambassadeur de la culture russe à travers le monde. Valery Gergiev, maître de musique de la Russie post-soviétique et si proche ami de Vladimir Poutine et de l’oligarchie qui a porté sa carrière, compte parmi les artistes toujours aussi peu recommandés hors de son pays.
Passer la publicitéAprès l’avoir programmé, les organisateurs du festival de Caserte, près de Naples, ont fini par renoncer à l’inviter pour un concert le 27 juillet, le premier programmé en Italie depuis 2022. La pression en Italie et à l’étranger était trop forte. Le ministre de la culture italien, Alessandro Giuli, craignait que la venue de Valery Gergiev ne transforme le festival en une « caisse de résonance de la propagande russe ».
C’est que le chef, directeur du Mariinsky à Saint-Pétersbourg et du Bolchoï à Moscou par la volonté de Vladimir Poutine, compte parmi les soutiens du régime. En 2014, il s’était bruyamment félicité de l’annexion de la Crimée. En pleine guerre civile en Syrie, dans laquelle Moscou s’est fortement impliquée, il était allé donner un concert à Palmyre après la prise de contrôle de la ville par les forces gouvernementales. Et personne n’imaginait le voir condamner la guerre en Ukraine. Dès 2022, il est remercié par la direction du Philharmonique de Munich, exclu de l’Académie royale de la musique suédoise.
Teodor Currentzis, la position ambiguë
Moins exposé que Valery Gergiev, le chef d’orchestre greco-russe Teodor Currentzis n’a pas publiquement condamné l’invasion ukrainienne en 2022. Il a dès lors connu plusieurs déprogrammations, comme à Paris ou Cologne. En février 2024, à l’occasion du festival culturel de Vienne, en Autriche, la cheffe d’orchestre ukrainienne, Oksana Lyniv, avait mis la pression sur les organisateurs. Elle refusait de se produire si le chef gréco-russe participait aussi à cet événement. Elle lui reprochait les relations ambiguës avec le Kremlin. Son orchestre, MusicAeterna, est notamment financé par la deuxième banque russe semi-publique, la VTB, ce qui, au moment des sanctions économiques contre Moscou était délicat. L’organisation avait alors donné raison à l’Ukrainienne, Currentzis n’avait alors pu se produire.
Mais Teodor Currentzis n’a jamais été complètement banni des salles européennes. «J’exerce mon art pour tout le monde, indépendamment des opinions politiques», s’était-il borné à dire. Il évoque notamment un « droit au silence». «Comment est-il possible qu’il n’existe plus de liberté d’expression en Europe ? Pire encore : il n’existe même plus la liberté de se taire», s’était indigné le chef d’orchestre au micro du journal Der Spiegel. Lui qui se dit un anarchiste et méfiant de toute forme de politique veut grader ses opinions pour lui et ses amis.
En 2022, le gréco-russe lance le projet Utopia qui a pour objectif de réunir des instrumentalistes de tous les pays indépendamment des institutions. Pour leur première tournée, 112 musiciens provenant de 28 pays différents ont été associés dont des Russes et des Ukrainiens. Avec cette initiative, il se place comme quelqu’un qui cherche à réunir les peuples. Il a fait son retour à la Philharmonie de Paris en décembre 2024, à la tête de l’Orchestre de Paris. En somme, sans jamais s’exprimer explicitement sur l’invasion russe sur le territoire ukrainien, Teodor Currentzis revient sur les scènes occidentales et fait l’unanimité à chacune de ses performances.