David Lynch, le tsar du bizarre
Sous sa tignasse bien dressée drue et derrière sa cigarette blonde collée aux coins des lèvres, ses chemises boutonnées jusqu’au cou, ses larges pantalons kaki et ses blazers sombres, ses mocassins BCBG, sa voix douce et lente se cache l’imagination déjantée, délirante d’un type que certains qualifient d’un peu barré. David Lynch est un cas. Comme il est étrange que l’un des plus illustres représentants du cinéma ne fut presque pas prédestiné à le devenir. Et si le septième art ne fut qu’un « accident » dans la vie de David Lynch dont la vraie passion, la pure vocation, était avant tout la peinture ? Quoi qu’il en soit, cet artiste aura marqué l’histoire du cinéma comme l’ont marqué avant lui Chaplin, Hitchcock, Fellini ou Bergman. Son nom n’est-il pas devenu aussi un adjectif, signe de gloire éternelle ? « Lynchien » est désormais devenu synonyme de labyrinthique et d’étrangeté.
Bref, il fait partie de ce club très fermé des génies du 7e art et même s’il n’avait réalisé qu’un seul film, Eraserhead, cela lui aurait suffi pour entrer dans ce panthéon. Outre ce premier long métrage, qui ne cesse de hanter les cinéphiles (lui ne l’était pas !), nous pouvons compter quatre autres chefs-d’œuvre : Elephant man, Blue Velvet, Mulholland Drive et le controversé et hermétique Inland Empire sans oublier la série Twin Peaks qui le révéla au grand public. David Lynch ou le voyage dans la tête du tsar du bizarre.
Mes tableaux sont très mauvais mais ils ont une certaine esthétique organique qui me les rend très beaux. (...) La nature joue un rôle dans mes tableaux. J’ai parfois envie de les mordre
David Lynch
David Keith Lynch naît le 20 janvier à 1946 à Missoula (Montana), le genre de petite ville de bûcherons qu’on retrouvera dans quelques-uns de ses films. Son enfance fut nomade. Le père de David, homme de la campagne, était un chercheur attaché au ministère de l’Agriculture, métier qui lui fit changer souvent de poste. Quant à sa mère, descendante d’immigrants finlandais, elle était une citadine élevée à Brooklyn. La tribu Lynch posa successivement ses valises à Sandpoint (dans l’État de l’Idaho), Spokane (Washington), Durham (Caroline du Nord) Boise (re-Idaho) avant que la famille ne s’installe à Alexandria (Virginie) alors que l’adolescent avait quatorze ans. David avait donc un pied dans la terre, l’autre sur l’asphalte, la tête coincée entre les étoiles et la fumée, les odeurs d’huile et d’essence et si on se penche sur son œuvre, on y trouvera trace de ces deux branches familiales presbytériennes. Bref une enfance très heureuse, très boy scout, aux allures de road movie. C’est à Alexandria qu’il passe son bac et il étudie la peinture à la Boston Museum School. Il s’y ennuie ferme et décide de partir en Europe pour trois ans mais, peu emballé, revient au bout de quinze jours. En 1965, à Philadelphie, il intégra l’Academy of the Fine Arts et s’y plut vraiment quand bien même interrompit-il ses études au bout de deux ans.
Mais tordons un peu le cou du temps : lorsqu’il était en troisième, il se lia d’amitié avec un certain Toby Keeler dont le père était artiste peintre et cette rencontre a complètement changé sa vie. Il dira, plus tard : « Étrangement, je croyais que les adultes ne peignaient pas. J’étais plutôt naïf et ignorant. J’ai donc décidé d’être peintre. Je peignais depuis longtemps mais j’ai découvert que je pouvais continuer. » À propos de sa peinture, David Lynch dira plus tard : « On dit que la beauté est subjective. Je peux donc dire qu’il y a de mauvais tableaux mais cette expression est très abstraite. Mes tableaux sont très mauvais mais ils ont une certaine esthétique organique qui me les rend très beaux. Ils sont enfantins et mauvais. La nature joue un rôle dans mes tableaux. J’ai parfois envie de les mordre. À la Pensylvania Academy, je travaillais sur un tableau représentant un jardin de nuit. Il était vert et noir. Soudain, j’ai vu le vert se mettre à bouger et j’ai entendu du vent. Je me suis dit que c’était beau et que le tableau devrait bouger. J’ai donc eu l’idée de réaliser un film d’animation sur un tableau qui bouge. C’est comme ça que tout a commencé.»
«Prendre la tête du spectateur»
Lynch débute alors par une série de courts métrages tournés en 16mm avant la sortie, en 1977, d’Eraserhead, un film que beaucoup trouveront difficile d’accès. Il est vrai qu’il y avait là de quoi déconcerter : un nourrisson (sorte de larve informe) tué par son père, meurtre qui déclenche une catastrophe cosmique. Le tout en noir et blanc et quasiment muet. Le réalisateur avait trouvé les lois de son cinéma. Prendre la tête du spectateur et la secouer comme un prunier. Ainsi pouvait-il déclarer que « le sens d’Eraserhead dépend entièrement de l’imagination de celui que le regarde ». Ce film s’inspire des années que Lynch passa à Philadelphie. Il avait commencé l’écriture du scénario en 1970 et le film ne sortit que sept ans plus tard. Le destin de ce film sera aussi étrange que le film lui-même : « Je me souviens que quelqu’un avait parlé d’Eraserhead à Ben Barenholtz. Ben était surnommé le « papy du cinéma de minuit ». Sa méthode consistait à acheter des films pas chers et à les passer à minuit. Il avait la conviction qu’en moins de deux mois, les gens feraient la queue. Il m’a dit : « Je t’achète Eraserhead pour rien mais dans deux mois, tu verras. » Et il avait raison.
Elephant man (1980) est le premier film grand public de Lynch. Il s’agit de l’histoire vraie de John Merrick, un homme horriblement déformé. Ce chef-d’œuvre qui dépeint un homme luttant contre la société sera un triomphe. Un pur drame victorien. Il faut dire que la distribution était exceptionnelle : Anthony Hopkins, John Hurt ou encore Anne Bancroft, ce n’était pas rien. La genèse d’Elephant man est un film en soi : « Je voulais faire un film nommé Ronnie Rocket – un projet qui n’aboutira jamais - après Eraserhead. J’ai écrit un scénario mais je n’ai jamais trouvé personne pour m’aider. Un jour, je me suis dit que je devais peut-être tourner le scénario de quelqu’un d’autre. J’ai appelé mon ami producteur Stuart Cornfeld et je lui ai demandé s’il avait des trucs que je pourrais réaliser et il m’a répondu qu’il avait quelque chose qui s’appelait Elephant man. J’ai eu comme une déflagration dans le cerveau. Je devais faire ce film que personne ne voulait tourner. »
Monter autant que descendre aussi bien aux yeux du public que de la critique sont deux choses dangereuses qui n’ont rien à voir avec l’œuvre. On n’y est jamais préparé
David Lynch
Stuart Cornfeld fait parvenir le script à Anne Bancroft, la femme de Mel Brooks et ce dernier décident de produire le film avec sa nouvelle société Brook’s Films. Mais Brooks demande à Cornfeld qui est ce David Lynch. On lui répond qu’il faut qu’il aille voir Eraserhead. Réaction inquiète de Lynch : « Quand j’ai appris ça, je leur ai dit : « Adieu, les gars. Quand Mel Brooks verra mon film, ce sera la fin. » On lui a répondu : « N’en sois pas si sûr. » Mel Brooks a alors organisé une projection à laquelle Lynch fut convoqué. Il attendit devant la sortie en se préparant au pire mais Mel Brooks l’a pris dans ses bras et il lui a dit : « Je t’adore, tu es cinglé mais je t’engage. » Voilà comment Lynch devint célèbre.
Mel Brooks se souvient du jeune réalisateur : « Il avait une perception remarquable de la vie, une perception de ses enjeux les plus profonds. David était un type bien. En général, les jeunes réalisateurs sont impétueux, très idéalistes et n’écoutent pas les conseils. Mais lui était très simple, profondément doué et intelligent et au niveau artistique, j’en avais eu pour mon argent. » Lynch est nominé pour l’Oscar du meilleur réalisateur mais il est indifférent à l’attention qu’amène la célébrité. Pour lui, c’est l’œuvre qui compte, pas les honneurs. Quant au reste, il a son mantra : « Monter autant que descendre aussi bien aux yeux du public que de la critique sont deux choses dangereuses qui n’ont rien à voir avec l’œuvre. On n’y est jamais vraiment préparé. Il faut apprendre à louvoyer à travers tout ça, à penser au beignet et non pas au trou dans le beignet, c’est-à-dire penser à l’œuvre pas aux foutaises autour. » Discours parfait.
À lire aussi Dune, le jeu des sept erreurs : ce que Denis Villeneuve doit à David Lynch
Le raté Dune
Dune, adapté du colossal roman de Frank Herbert, sort en 1984. Ce film de science-fiction fut un magnifique ratage. Produit par Dino de Laurentiis, le film réunissait entre autres Brad Dourif et Kyle MacLachlan qui deviendra son acteur fétiche, presque son double. Souvenirs amers de Lynch : « Pour moi, c’est plus grand échec mais j’ai énormément appris sur ce film. J’ai adoré l’équipe du film, j’ai adoré Mexico où j’ai passé un an et demi. Dune a pris trois ans. C’était un vrai cauchemar. Certains trucages ont été faits au rabais. Une grosse production mais on manquait de fric. De plus, je n’avais pas le final cut et ce fut la grande leçon, il faut toujours avoir le final cut sinon c’est une sale blague et ça vous tue. » Après ce fiasco, Lynch l’aura toujours.
Blue Velvet sort en 1986. Remettons-nous dans l’ambiance de cette pièce maîtresse : un garçon innocent découvre que sous des dehors paisibles, sa petite ville dissimule un monde inquiétant. Dans Blue Velvet, Lynch mêle clôtures blanches, roses rouges, pelouses vertes et l’obsédante chanson de Bobby Vinton, Blue Velvet. Une étincelante distribution qui réunit Isabella Rosselini, Kyle Maclachlan, Dennis Hopper, Laura Dern… Le début du film est gravé dans notre mémoire : ce jeune type qui trouve dans un terrain vague une oreille humaine sectionnée, point de départ de l’intrigue. Il apporte l’oreille à un policier qui est un ami de la famille. Cette oreille sera un ticket pour un autre monde. Elle crève l’écran. David Lynch : « On ne part pas d’un thème pour faire un film. Les idées me viennent et si une sorte de thème m’apparaît alors émergent les idées réelles. Je ne sais pas d’où viennent les idées. On dit que toute chose est issue du champ unifié qui sous-tend la création. Les idées viennent de là, ensuite la conscience attrape une idée et alors on sait ce que l’on va faire de façon fragmentaire et ça suffit pour tomber amoureux. Les idées de départ pour Blue Velvet étaient des lèvres rouges, des pelouses vertes et la chanson de Bobby Vinton. »
L’interprétation d’Isabella Rossellini dans le rôle de Dorothy Vallens est incroyable, pleine de courage. Vulnérable et sensuelle. Ce film est comme un morceau de musique. Une symphonie. Lynch a un sens aigu de la musique. Début de sa collaboration avec Angelo Badalamenti.
Filmer l’abstrait me passionne. J’essaie d’aller jusqu’au bout d’une idée et de l’exprimer par un art en l’occurrence par le cinéma. C’est un mélange d’euphorie et d’angoisse
David Lynch
Après Blue Velvet, Lynch réalise Sailor et Lula (1990) avec Nicolas Cage, Laura Dern, Willem Dafoe… Ce film violent (des scènes ont dû être coupées) manque d’être interdit aux moins de 16 ans mais pour Lynch, c’est une histoire d’amour entre Sailor et Lula. Le film remporte la Palme d’or à Cannes. « Mon ami producteur Monty Montgomery m’a dit un jour : il y a un roman de Barry Gifford et j’envisage d’en tirer un film. J’ai lu le livre et il s’est passé une chose étrange. Au moment où je le lisais, je trouvais que le monde était passé à un niveau de démence jamais atteint. Les personnages de ce roman reflètent parfaitement cette atmosphère de folie », commente le réalisateur. Il poursuit : « Pour ce film, comme pour les autres, ce sont les idées qui mènent la danse. Certaines histoires se prêtent mieux à l’abstraction que d’autres. J’aime bien ce genre d’histoire, elles permettent au cinéma d’innover, les combinaisons entre les images et le son. Filmer l’abstrait me passionne. J’essaie d’aller jusqu’au bout d’une idée et de l’exprimer par un art en l’occurrence par le cinéma. C’est un mélange d’euphorie et d’angoisse. Entre chaque film, je vais à la pêche aux idées. Je ne sais jamais ce qu’elles vont être. »
Le film Twin Peaks, Fire walk with me (1992) retrace les sept derniers jours de la vie de Laura Palmer interprétée par Sheryl Lee qui s’est fait assassinée au début de la série. David Lynch adorait l’univers de la série Twin Peaks. Laura Palmer a toujours été un grand mystère. Le film, Fire walk with me, était l’occasion d’explorer la dernière semaine de sa vie. La plupart des fans de la série n’ont pas aimé le film, paraît-il. Sans doute ont-ils trouvé qu’il n’avait pas l’humour et légèreté de la série. Il décrivait la vie de Laura Palmer qui n’avait pas une vie très heureuse.
Mulholland Drive, son chef-d’oeuvre
Bill Pullman, Patricia Arquette, Balthazar Getty sont à l’affiche de Lost Highway (1997). Le film est à la fois bizarre et violent : Le point de départ ? « Lost Highway est facile à expliquer. Je regardais le procès d’O.J Simpson et je pense qu’il y a un parallèle entre cette histoire et celle du film. Les gens font des choses qu’ils trouvent absolument insoutenables et pourtant ils continuent à vivre. Ainsi leur esprit devient leur allié. Leur esprit leur cache certaines choses ou les modifie pour leur permettre de vivre. C’est l’esprit qui se ment à lui-même. Il existe un large éventail de processus mentaux. Certains sont qualifiés de pathologiques. Grâce à ces processus, quand on a commis une faute, notre esprit nous aide à la dissimuler. Parfois notre esprit laisse des failles à travers lesquelles on revoit tout. »
Une Histoire vraie (1999) est un poème d’amour lyrique. Un homme de 73 ans entreprend un long voyage en tondeuse à gazon pour renouer avec son frère aîné. Le film est tiré de la vie d’Alvin Straight joué par Richard Farnsworth. Sissy Spacek incarne Rose Straight, sa fille. C’est la compagne de Lynch, Mary, qui a lu cette histoire dans le New York Times. Elle en a obtenu les droits mais le réalisateur n’était pas tenté de réaliser le film. À la lecture du scénario signé John Roach et Mary Sweeney, il a pourtant ressenti une émotion. L’émotion étant quelque chose d’abstrait, il s’est dit, comme d’habitude, qu’il pouvait la filmer.
David Lynch est le cinéaste qui s’est le moins prostitué dans l’empire du cinéma. Tout à la fois figure mythique de la culture contemporaine et outsider de l’industrie cinématographique, il n’a cessé d’acculer le spectateur dans ses retranchementsPuis vint son chef-d’œuvre : Mulholland Drive (2001). Un film d’amour dans la ville du rêve avec Justin Theroux, Naomi Watts et Laura Harring. Le fim fait l’unanimité des critiques et du public. Lynch nous offre à nouveau une histoire complexe, un classique du cinéma moderne. Mulholland Drive est une route une route très sinueuse de Los Angeles. « Tout le processus de sa réalisation a été encore plus sinueux que la route du même nom. Un long parcours truffé de surprises mais une fois le film terminé, je me dis là encore que le résultat n’aurait pas pu être différent. J’ai d’abord fait un épisode pilote pour la chaîne ABC. Pour une série télé, il faut trouver des acteurs disponibles sur une longue durée et ça élimine Harisson Ford, comme je dis toujours », dira-t-il non sans humour. Si les films de Lynch sont souvent jugés déroutants, il ne tire aucune fierté de cet état de fait. Au contraire, il se défend âprement de faire exprès, de mystifier le spectateur : « Si les gens croient que je prends plaisir à semer la confusion ou à dérouter le spectateur, c’est absolument faux. J’essaie de rester fidèle à mes idées et de les traduire en images de la façon la plus juste. »
David travaille désormais à son grand chantier : le tournage de son long-métrage, Inland Empire (2006) avec Laura Dern, Justin Theroux et Jeremy Irons. Ce film complexe est fruit des connaissances en technologies numériques acquises au fil des dernières années, preuve aussi que le réalisateur ne souhaitait décidément plus transiger pour créer. David Lynch est le cinéaste qui s’est le moins prostitué dans l’empire du cinéma. Tout à la fois figure mythique de la culture contemporaine et outsider de l’industrie cinématographique, l’artiste polymorphe n’a cessé d’acculer le spectateur dans ses retranchements. « Le monde est bizarre, non ? » dit Jeffrey Beaumont (Kyle MacLachalan) à Sandy Williams (Laura Dern) au début de Blue Velvet. Oui, le monde est un rouge-gorge qui se nourrit de cafards.