Deux poids, deux mesures ? Le tennis face au dopage

Il y a tout juste un an, Jannik Sinner et Iga Swiatek marquaient de leur empreinte l’édition 2024 de Roland-Garros. Sinner, demi-finaliste, devenait le premier Italien à prendre la tête du classement ATP. Swiatek, elle, remportait son quatrième Open de France, le troisième d’affilée.

Un an plus tard, les deux seront de retour à Paris après avoir purgé des suspensions liées au dopage. Des affaires qui ont ébranlé le monde du tennis, et que plusieurs grands noms, à commencer par Novak Djokovic, ont dénoncées.

"J'ai parlé avec plusieurs joueurs ces derniers mois. [...] La plupart d'entre eux ne sont pas satisfaits de la manière dont s'est déroulé le processus et ne le trouvent pas juste. Beaucoup pensent qu'il y a eu du favoritisme", notait la légende aux 24 victoires en Grand Chelem, au moment de la révélation de la sanction de Jannik Sinner. "On a presque l'impression que l'on peut influencer le résultat si l'on est un joueur de haut niveau, et si l'on a accès aux meilleurs avocats. [...] Il faut se souvenir que Sinner et Swiatek, à l'époque, étaient numéros un mondiaux."

Deux numéros un mondiaux, deux affaires

La première affaire éclate le 20 août 2024. L'Agence internationale pour l'intégrité du tennis (ITIA) annonce que le numéro un mondial, Jannik Sinner, a été contrôlé positif au clostébol (un agent anabolisant), mais innocenté.

"Ce stéroïde anabolisant a été placé en 1984 sur la liste des produits interdits par le CIO", explique à France 24 Jean-Pierre de Mondenard, médecin du sport et spécialiste du dopage. "C’est un produit qui est notamment commercialisé en pharmacie en Italie et au Brésil. Il améliore la musculature, le rendement, mais aussi le mental. Et on peut toujours dire qu’on l’a pris sous forme locale par inadvertance, via une crème."

L’Agence mondiale antidopage (AMA) fait appel et l’affaire se conclut finalement sur un accord pour une suspension de trois mois, purgée entre le 9 février et le 4 mai 2025. Opportunément, l’Italien ne rate donc aucun tournoi du Grand Chelem et fait son retour lors du Masters 1000 de Rome, à domicile.

Le 28 novembre, il est révélé dans un nouveau communiqué qu’Iga Swiatek, alors numéro deux mondiale, est contrôlée positive à la trimétazidine (un stimulant) et suspendue un mois. Une suspension qu’elle a déjà secrètement purgée au moment de l’annonce.

À l'origine simple médicament contre l’angine de poitrine, la trimétazidine fait partie des substances interdites par l’AMA depuis 2014. Cependant, son effet dopant est à vérifier, selon Jean-Pierre de Mondenard : "Le produit est vendu en pharmacie depuis 1963 et aucune littérature scientifique ne prouve un effet dopant."

Dans les deux cas, l’ITIA, instance antidopage propre à la fédération de tennis, a retenu la thèse de la contamination involontaire pour innocenter les deux sportifs. Mais la communication des instances, la faiblesse des sanctions et la comparaison avec d’autres cas n’ont pas manqué de faire parler.

"Je ne crois plus à un sport propre"

Outre Novak Djokovic, plusieurs joueurs et joueuses de tennis de premier plan ont vivement réagi à l’affaire Sinner. "Je ne crois plus à un sport propre", a ainsi regretté le vétéran suisse Stan Wawrinka sur ses réseaux sociaux.

"L'AMA a annoncé que ce serait une suspension d'un an ou deux. De toute évidence, l'équipe de Sinner a fait tout ce qui était en son pouvoir pour aller de l'avant et accepter une suspension de trois mois, sans perdre de titres ni d'argent", a développé l'Australien Nick Kyrgios, réputé pour ne pas avoir la langue dans sa poche, avant d'ajouter : "Coupable ou pas ? Triste jour pour le tennis. L'équité dans le tennis n'existe pas."

Quelques voix ont soutenu Sinner, notamment Casper Ruud et Richard Gasquet : "Je connais très bien Jannik. Je suis avec lui. Je pense que c'est un bon gars", avait déclaré le Norvégien au moment de l'accord entre l'AMA et Sinner. "Jannik est un type formidable, il a une grande personnalité et il est très gentil sur le court. Il va bientôt revenir, c'est la chose la plus importante", avait défendu le Français à la même époque.

Petar Popovic, actuel entraîneur de Corentin Moutet, interpelle quant à lui les instances mondiales face à ce cas de dopage. "Hey l'ATP, la WTA et l'ITF, tout ce que nous demandons [joueurs et coachs], c'est de l'égalité et de la transparence. Ni plus, ni moins", a-t-il publié sur X.

Deux poids, deux mesures ?

C’est le point qui crispe le monde du tennis : la différence de traitement entre ces deux joueurs qui occupaient le haut du classement au moment de leur contrôle positif et d’autres moins bien classés.

"Simona Halep, Tara Moore et d’autres joueurs moins connus ont dû lutter bien plus pour obtenir quelque chose, voire ont été suspendus. Et ça a parfois duré des années", rappelait Novak Djokovic en février.

La Roumaine avait écopé de quatre ans de suspension en 2022 pour un contrôle positif au roxadustat, une molécule stimulant la production de globules rouges. Après des mois de bataille judiciaire, Simona Halep avait vu sa sanction réduite à neuf mois en prouvant, tout comme dans les cas Sinner et Swiatek, une contamination involontaire.

"J’ai souffert, je souffre et je souffrirai peut-être toujours de l’injustice qui m’a été faite. Comment est-il possible que dans des affaires identiques se déroulant à peu près au même moment, l’ITIA ait des approches complètement différentes à mon détriment ?", s’est interrogée publiquement la néo-retraitée, après l’annonce concernant Swiatek.

L’affaire Tara Moore illustre également ce "deux poids, deux mesures" dans les sanctions. Cette joueuse britannique avait été contrôlée positive à la boldénone et à la nandrolone en 2022 lors d’un tournoi à Bogota et suspendue. Mais 19 mois plus tard, en décembre 2023, un tribunal indépendant avait jugé que Moore n'était "pas en faute ou négligente", puisque la contamination aurait été déclenchée par la consommation de viande contaminée.

Une suspension qui avait plongé la Britannique dans la galère entre les places de classement perdues et les fonds engloutis pour sa défense.

"À ce stade, si tous les joueurs sont traités de la même manière et qu'il s'agit d'un précédent, cela ne me dérangerait pas, mais nous savons tous que ce ne sera pas le cas. Pourquoi ne pouvons-nous pas tous être traités de la même manière ?", a-t-elle interrogé sur X.

"C'est un peu plus facile pour quelqu'un de mieux classé d'affronter une situation pareille", a admis l'entraîneur de Sinner, Darren Cahill dans une interview à ESPN. "Un joueur 300e, 500e ou 1 000e au classement, dans ce genre de situation, n'en aurait pas les fonds. Cela demande beaucoup d'argent d'employer des experts. Mais je pense que concernant l'intégrité avec laquelle ces affaires sont réglées, le classement n'importe pas."

"Un arrangement entre amis"

Dès mars, Jean-Pierre de Mondenard dénonçait dans les colonnes du Monde un "petit arrangement entre amis" à propos de l’accord passé entre l’AMA et Sinner. Il persiste et signe auprès de France 24 : "Encore une fois, l’AMA montre qu’elle est le maillon faible de la lutte contre le dopage dans le sport", affirme le médecin. Il estime qu'en raison d'un résultat incertain devant le Tribunal arbitral du sport, l'instance de l'antidopage a préféré négocier avec Sinner sa sanction.

Le spécialiste rappelle la spécificité du tennis en matière de lutte anti-dopage. En 2018, l’AMA et le CIO ont confié à l’ITA le soin de mener la lutte contre les poduits dopants, le retirant ainsi des bras des fédérations internationales. Cependant, les plus riches, telles que le football, l’athlétisme ont encore le tennis, ont préféré créer leur propre organisme. La Fédération internationale de tennis a ainsi créé l’Agence internationale pour l’intégrité du tennis (ITIA).

"Mais qui peut croire que cette agence est réellement indépendante ? C'est la fédération internationale qui va payer les gens qui y travaillent !", s’interroge Jean-Pierre Mondedard. "L’agence indépendante du tennis – et je mets guillemets à 'indépendante' – est une machine à laver les sanctions", dénonce-t-il.