À Séoul
« Stop the steal !» Arrêtez le vol (de l’élection, NDLR). Sur le macadam glacé, la foule brandit des pancartes aux slogans inspirés de ceux de Donald Trump, en soutien à leur champion déchu Yoon Suk Yeol. Un parfum de 6 janvier 2021 face au Capitole américain plane sur Séoul, ce vendredi. Mais cette fois, ce sont les forces de l’ordre qui donnent l’assaut à la résidence présidentielle où s’est barricadé le président destitué de la Corée du Sud. « Yoon Suk Yeol Président ! » clament des milliers de Sud-Coréens en parka venus jouer les boucliers humains de leur champion populiste, ce 3 janvier, autour de la villa forteresse accrochée à une colline du quartier d’Hannam, au cœur de la tentaculaire capitale.
Ce matin, une trentaine d’enquêteurs en parka noirs, appuyés par 120 policiers, viennent de monter à l’assaut de sa résidence, munis d’un mandat d’arrêt contre le dirigeant déchu, accusé de « haute trahison ». Une première dans l’histoire de la turbulente démocratie d’Asie du Nord-Est contre un président dont les pouvoirs ont été suspendus à la suite de la promulgation éclair de la loi martiale, le 3 décembre.
«Squid Game»
Un nouvel épisode haletant du «Squid Game» (du nom de cette série télévisée coréenne) politique qui paralyse la quatrième économie d’Asie depuis plusieurs semaines, faisant plonger la devise coréenne à son niveau le plus bas depuis quinze ans. Le bulldozer populiste est déterminé à se « battre jusqu’au bout » jure-t-il, jouant son va-tout. Après avoir ignoré trois convocations de la justice ces dernières semaines, l’obstiné dirigeant refuse d’ouvrir la porte aux enquêteurs. Malgré des échauffourées, la « task force » réussit à s’approcher à 200 mètres de la maison, mais le service de sécurité présidentiel s’interpose. Les prétoriens de Yoon, appuyés par des militaires, forment une muraille humaine autour de la résidence, contestant la légitimité du mandat des visiteurs. Un face-à-face tendu pendant plusieurs heures, scruté par les caméras de télévision embusquées jusque sur les collines voisines. Le pays de 51 millions d’habitants retient son souffle. Beaucoup sont exaspérés par ce mauvais feuilleton.
Nous sommes venus protéger le président Yoon. Il voulait révéler au grand jour des fraudes électorales massives, et maintenant l’opposition veut l’arrêter de façon illégale.
Kim Sunghee, partisane de Yoon Suk Yeol
Au bas de la colline, la foule rugit. « Nous sommes venus protéger le président Yoon. Il voulait révéler au grand jour des fraudes électorales massives, et maintenant l’opposition veut l’arrêter de façon illégale » explique au Figaro Kim Sunghee, 50 ans, brandissant des drapeaux sud-coréen et américain. Un argument massue relayé par les chaînes Youtube ultraconservatrices pour justifier le coup de force manqué de Yoon, qui avait lancé les forces spéciales à l’assaut de l’Assemblée Nationale et de la commission électorale au cœur de Séoul durant cette nuit fatidique, stupéfiant le pays.
Le dirigeant acculé, sans majorité, depuis son élection de justesse en 2022, n’avait jamais encaissé sa nette défaite aux législatives en avril dernier, le condamnant à être canard boiteux jusqu’à la fin de son mandat en 2027. L’ancien procureur a tenté de renverser la table, à l’aide de l’armée, promulguant la loi martiale pour la première fois depuis quarante ans, ravivant les fantômes de la dictature. Un Emmanuel Macron qui aurait osé franchir la ligne rouge de l’article 16 de la Constitution pour museler l’opposition, en somme. Un coup d’État stoppé in extremis par un vote du parlement au cœur de la nuit. Et qui a plongé le «pays du matin calme» dans sa plus grave crise politique depuis des décennies. Ce pari raté a enclenché sa destitution, suite à un nouveau vote de plus de deux-tiers de l’Assemblée nationale, le 14 décembre, au diapason d’une opinion excédée, où Yoon ne recueille qu’11% d’opinions favorables.
Enquêteurs entravés dans leur travail
Mais le dirigeant de 63 ans n’a pas dit son dernier mot, et aborde avec pugnacité son procès en destitution face à la Cour constitutionnelle qui doit décider de son sort dans un délai de 180 jours. L’ancien magistrat se drape en victime d’une « dictature parlementaire », haranguant sa base, agitant la menace « communiste » de la Chine et de la Corée du Nord. Après un face-à-face tendu de plusieurs heures ce vendredi, les enquêteurs du centre d’enquête sur la corruption des hauts dirigeants (CIO) rebroussent chemin, impuissants. « Nous avons conclu que l’exécution du mandat d’arrêt est pratiquement impossible, par crainte pour la sécurité du personnel sur place du fait de la résistance » explique le CIO, dénonçant le « comportement regrettable du suspect ». Les enquêteurs cherchent la parade face aux services de sécurité présidentiels armés, déterminés à protéger par la force le dirigeant. Au risque d’un bain de sang au sommet, ébréchant un peu plus la réputation internationale ternie du « Tigre coréen ». Ils ont jusqu’à lundi pour agir, avant l’expiration du mandat d’arrêt. Mais ils pourront en solliciter un nouveau.
Manœuvres politiques
Derrière ce bras de fer au grand jour, se joue en coulisses une course contre la montre tactique entre la droite et l’opposition progressiste de Lee Jae Myung, le chef de file du Parti Démocratique de Corée. Avec pour enjeu le calendrier de la prochaine élection présidentielle, attendue d’ici l’été, si la destitution de Yoon est finalement confirmée par les « Sages ». Le conservateur Parti pour le Pouvoir du Peuple tente de freiner à tout prix la procédure, espérant que leur sulfureux opposant tombera à son tour face aux juges. Le madré Lee traîne plusieurs casseroles, dont des peines de prison pour l’heure suspendue, mais qui seront réexaminées par les tribunaux en mars. Sa condamnation lui interdirait une nouvelle course à la présidence, rouvrant le jeu politique.
Nous avons conclu que l’exécution du mandat d’arrêt est pratiquement impossible, par crainte pour la sécurité du personnel sur place du fait de la résistance.
Le Bureau des enquêtes anticorruption (CIO)
Ces arrière-pensées de boutiquiers plongent chaque jour un peu plus la quatrième économie d’Asie dans l’incertitude, sous le regard scrutateur de Pyongyang, Pékin, Washington et Tokyo, alors que Trump retrouve la Maison-Blanche. L’allié américain a été pris de court par le coup de sang de Yoon, et peine à cacher son inquiétude. Le Secrétaire d’État Américain Antony Blinken est attendu à Séoul en début de semaine pour réaffirmer son appui face à la menace nord-coréenne, mais il a également rappelé poliment la jeune démocratie à ses obligations, alors que 28 500 soldats américains sont postés sur son sol. Le «K-drama» déclenché par Yoon risque de durer une longue saison, et le prochain épisode pourrait encore réserver quelques surprises.