Pourquoi Albin de la Simone a pris la plume

C’est un café transfusé des années 1920. Sur la banquette en moleskine, un couple sorti d’une photo de Brassaï. Elle est belle et fine avec des yeux en amande, il est gros et laid avec des bourrelets au saindoux. Ils s’embrassent goulûment. Merveilleux mystère de l’attirance des contraires. Non loin de là, assis à une table, l’air rêveur, Albin de la Simone, qui hanta longtemps les lieux parce qu’il habita dans le quartier, dit Jourdain. Le chanteur affiche une surprenante modestie, non feinte: «Vous me connaissiez?» Question aussi inattendue de la part d’un chanteur connu que son petit livre - petit au sens où cette manière subtile d’autobiographie ne donne pas dans la surenchère de mots et de pages. Un petit livre jaune en version chemins de traverse, rêves sur rives, dérives de sensations retrouvées et de sentiments exprimés à tous les étages. Albin de la Simone a beaucoup de charme lorsqu’il parle de sa voix doucement éraillée et qu’il s’envole vers un passé tissé de souvenirs d’enfance et d’ailleurs. Son livre est à son image, tendre, amusant et légèrement décalé.

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Mes battements conte une vie de bohème, du premier jour à aujourd’hui, de la drôle d’enfance «heureuse» mais quelque peu étrange aux années de musicien de studio et de concert en tant que clavier, accompagnant le gratin de la chanson française, jusqu’à l’envol en tant que chanteur-auteur-compositeur sur les conseils de l’ami Souchon. Albin de la Simone avait songé, tout jeune, à devenir artiste-peintre, sans certitude aucune, excepté l’envie de créer de ses mains. «J’ai fait une école d’art plastique en Belgique tout en faisant de la musique à Amiens au point de décider un jour d’en faire mon métier. Je me suis vite aperçu que la musique est un univers plus rapide, plus sexy, plus communicatif. J’aime l’esprit de collectif d’un groupe et les rencontres avec le public.»

Jusqu’au jour où, trente ans plus tard, grâce à l’arrivée de l’iPad et du stylet, l’envie de dessiner lui est revenue. Je ne suis ni romancier ni artiste, me dit-il, j’écris des chansons qui sont des instantanés de la vie, la mienne et celles des autres. À force de voir mes dessins publiés sur Instagram, mes proches m’ont dit: “Pourquoi n’en fais-tu pas un livre?”, et voilà…» Voilà? Voire… Le plus dur restait à faire: écrire autour de ses dessins afin de développer ce que ceux-ci se contentaient de schématiser. De fil en aiguille, le projet finit par prendre de l’ampleur. Je me suis dit que ça valait la peine d’écrire une chanson qui fasse le lien avec le bouquin. Elle s’appelle Toi là-bas, puis un morceau en appelant un autre est né un album - le huitième - de reprises de certaines de mes chansons autobiographiques, qui sortira quelques jours avant le livre. Mes battements - le titre est tiré d’une chanson de Françoise Hardy - nous promène le long d’une route qui mène de l’enfance, dans une petite maison d’un village de Picardie au milieu des champs de betteraves, à la reconnaissance musicale.

Ses battements sont aussi ceux de son père aimé bien que non exempt de reproches. Arrêtons-nous quelques instants et contemplons ce géniteur, ce «Magnifique» à la sauce aristo-picarde qu’aurait aimé croquer Philippe de Broca. «Mon père vivait dans un parfum de grandeur familiale passée qui, sans doute, n’a jamais existé. Nous descendions, paraît-il d’une vieille famille, je m’appelle en réalité L’Eleu de la Simone, mais de cela, nulle preuve. Mon père avait racheté en viager avec des copains un château, mais les propriétaires ont mis vingt ans à mourir. Il a dû revendre ses parts car il s’était endetté. Il retapait des voitures de collection dans lesquelles il paradait avant de les revendre pour nous nourrir, ma mère, ma sœur et moi. Il volait souvent dans un petit avion qu’il ne possédait pas, contrairement à la rumeur, avec lequel il nous emmena une fois chez nos grands-parents à l’autre bout de la France. En réalité, nous n’avions qu’un poney, un toit et une voiture tombant en panne un jour sur deux.» Au collège, ce fut dur pour le petit Albin, traité de sale aristo, souffre-douleur de fils de paysans rejouant La Guerre des boutons à la sauce terreur et parfumée au maroilles.

À l’opposé d’Édouard Louis et autres adorateurs narcissiques de leurs bobos à l’âme, l’amoché Albin de la Simone raconte tout cela en mode amusé et tendre, des blessures de l’enfance aux galères des premiers concerts, des hôtels miteux aux moments de grâce sur scène, comme autant d’instantanés délicieux. Dans quelques semaines, l’enchanteur repartira en tournée, cette fois en solo. Il jouera ses chansons entrecoupées de dessins projetés sur un écran, qu’il créera en direct sur son iPad. Le baladin badin racontera aussi quelques anecdotes issues du livre. Me reste à trouver, dit-il, comment dessiner, jouer du piano, chanter et parler en même temps.» Albin de la Simone, cette très soutenable légèreté de l’être aux battements si précieux.

sdp

«Mes battements», Actes Sud. Sortie le 12 mars. En tournée en solo, partout en France dont le 19 mai 2025, à Paris, au Théâtre de l’Atelier.