«Manifeste contre les claquettes-chaussettes, ce symbole de l’avachissement du monde»
Noémie Halioua est journaliste et essayiste. Elle a récemment publié La terreur jusque sous nos draps (Plon, 2024).
L’été favorise l’optimisme et les initiatives de tout ordre. À Paris tout particulièrement où la lumière est si rare et le ciel d’ordinaire si dépressif, que chacune des apparitions du soleil donne lieu à un élan d’enthousiasme. Deux rayons dans la capitale suffisent à ce que le Parisien oublie ses tourments et redécouvre la politesse, qu’il se mette à sourire, à contempler la Seine, à faire frémir des grillades – quand bien même cela revient à asphyxier ses voisins. Comment lui en vouloir ? Il est comme cet affamé invité à un festin qui peine à cacher sa joie devant tant de douceurs et qui laisse éclater cette joyeuseté bruyante propre à ceux qui ont été trop longtemps réprimés.
Alors que le printemps déploie ses richesses, il est opportun d’accueillir avec bienveillance cette vitalité, cette valse des saisons, tout en restant alerte sur les initiatives douteuses. Car hélas, il est vrai que la montée des températures s’accompagne aussi de certains élans débridés facilement assimilables à ce que Fabrice Luchini appelle «l’avachissement du monde» et dont la prolifération de claquettes-chaussettes dans l’espace public est l’incarnation. S’il est possible de fermer les yeux sur le retour des bobs d’explorateurs et des bananes en bandoulières, cette alliance contre-nature et blasphématoire franchit un nouveau cap dans l’hérésie vestimentaire : elle devrait ulcérer tout un chacun. Tout être doué de raison apprend très tôt que, dans la vie, il est nécessaire de faire des choix. Vanille ou chocolat, fromage ou dessert, montagne ou mer, claquettes ou chaussettes. Devenir adulte, c’est apprendre à choisir. Quand bien même cette combinaison présente l’avantage d’invisibiliser aux yeux du monde les pieds disgracieux, les orteils difformes et les ongles champignonneux, quand bien même elle offre une aération optimum en temps de dérèglement climatique, quand bien même la semelle s’avère antidérapante et son utilisation pratique, quand bien même le petit air des sols s’avère chatoyant pour la plante des pieds : il est certaines limites qui ne doivent jamais être dépassées. Le petit plaisir des pieds en éventail en terrasse n’autorise pas tout. Le confort du quotidien n’autorise pas tout.
Quel magistrat osera pointer du doigt (non de pied) le risque de trouble à l’ordre public ? La question se pose au vu de la croissance exponentielle du phénomène. Rappeurs et footballeurs, chanteuses et acteurs se font photographier en pleine rue avec la savate en plastique conçue pour résister à l’eau au bord de la piscine. Certains poussent le vice jusqu’à tirer le morceau de tissu le plus haut possible sur la jambe pour l’exhiber en spectacle ou font en sorte que la marque, généralement de sport, soit apparente, comme pour lui donner une légitimité, une validation supérieure. La claquette-chaussette se présente comme la transgression alors qu’elle est l’apogée de l’abandon de soi et l’exhibition de la nonchalance. Karl Lagarfeld disait des pantalons de jogging qu’ils étaient un signe de défaite. « Vous avez perdu le contrôle de votre vie, donc vous sortez en jogging », ajoutait-il. La claquette-chaussette dépasse la perte de contrôle de sa vie, elle acte l’absence d’estime de soi.
Il n’est pas envisageable que la patrie de Christian Dior, d’Yves Saint-Laurent et de Coco Chanel laisse croître cette ode à la laideur sans s’offusquer, sans résister, sans s’opposer avec force et honneur
Noémie Halioua
Le phénomène est sérieux : il a pris tant d’ampleur ces dernières années que certaines autorités ont commencé à l’interdire. En septembre 2022, un collège public de Seine-Saint-Denis a proscrit l’accoutrement dans son règlement intérieur. «Dans les cours où les élèves sont amenés à manipuler des produits chimiques, les professeurs se sont plaints que les pieds de ceux qui portaient des claquettes-chaussettes n’étaient pas assez protégés», indiquait un professeur à nos confrères du Parisien. La protection sanitaire est certes un argument recevable, mais il convient d’insister sur une autre valeur autrement plus significative au royaume de France : l’esthétique. En effet, il n’est pas envisageable que la patrie de Christian Dior, d’Yves Saint-Laurent et de Coco Chanel laisse croître cette ode à la laideur sans s’offusquer, sans résister, sans s’opposer avec force et honneur. Notre réputation mondiale en dépend.
À ce titre, il serait naïf d’imaginer que le tourisme allemand n’a pas joué un rôle décisif dans la généralisation de cette pratique controversée. Comme chacun sait, le soft power de nos voisins outre-Rhin ne se résume pas à l’exportation de voitures électriques et de saucisses de Francfort. Il suffit de voir les cars de touristes au Mont-Saint-Michel pour vérifier que nos voisins ne sont pas étrangers à la vulgarisation de cette pratique. Il est de notoriété publique que certains d’entre eux enfilent, sur les chaussettes de toutes les couleurs possibles, de tous les motifs possibles, des sandales de ville, à scratch, pour monter dans des bus et traverser nos campagnes. La tendance s’est répandue chez nous jusque sur les terrains de football, où la combinaison peut accompagner un short malgré sa faible protection des pieds et les risques d’entorse encourus. On en vient à regretter les intempéries, la désertion du soleil et la colère du ciel, qui ont le mérite au moins de nous protéger de ces spectacles désolants.