Droits de douane : «De la guerre du Péloponnèse à Trump, les taxes au service de l’impérialisme»

Paul Zurkinden est consultant sénior à Redsen, cabinet de conseil européen en gestion d’affaires et contributeur à l’Observatoire de l’immigration et de la démographie.


«Le droit, en langage clair, n’existe qu’entre égaux en puissance ; quant aux autres, les forts font ce qu’ils peuvent et les faibles subissent ce qu’ils doivent» . Cette citation, issue de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide, illustre parfaitement la vision géopolitique de Donald Trump : les parallèles sont nombreux entre la politique impérialiste d’Athènes envers ses alliés de la ligue de Delos d’une part, et la relation de subordination que souhaite mettre en place le président américain vis-à-vis de ses alliés traditionnels.

Cette dynamique, pourtant, est relativement récente. Hégémon depuis la fin de la guerre froide, la superpuissance américaine avait jusqu’ici appliqué une domination «douce» à ses partenaires occidentaux, imposant des obligations modérées en échange d’une garantie de protection. En termes d’approche, les États-Unis avaient fondé leur superpuissance sur un ensemble d’institutions internationales (ONU, FMI, Banque mondiale) au sein desquelles ils imposaient une lecture américaine des enjeux mondiaux, sous couvert d’un multilatéralisme supposé égalitaire. L’Amérique, en apparence, dirigeait en fédérateur. Trump, lui, dirige en empire.

Les États-Unis abandonnent les instruments traditionnels que sont le droit et la diplomatie pour leur substituer le fait accompli par le plus puissant des acteurs. C’est le pouvoir de l’arbitraire qui prévaut. Donald Trump rompt de manière flagrante les fondements du système multilatéral et substitue aux constructions institutionnelles internationales le pouvoir brut de la force : l’annonce récente des droits de douane en est une illustration éloquente. Elle constitue une décision unilatérale, reposant sur des motifs fallacieux et poursuivant des objectifs de prédation économique. Cette fois-ci, ce n’est plus une harmonisation douce qui est recherchée à l’image du traité transatlantique, mais une soumission brutale, imposée unilatéralement par le gendarme du monde.

Trump souhaite imposer à l’ensemble des partenaires commerciaux des États-Unis l’extraterritorialité de ses normes et lever toutes les barrières non tarifaires qui ne seraient pas alignées sur le modèle américain

Donald Trump prétend vouloir rétablir une égalité tarifaire, dénonçant des droits de douane excessifs imposés par ses partenaires. Mais cette argumentation repose sur une confusion volontaire entre deux choses bien distinctes. D’une part, les droits de douane formels, qui sont, dans la plupart des pays développés, inférieurs ou comparables à ceux pratiqués par les États-Unis eux-mêmes. D’autre part, les déficits commerciaux bilatéraux, que Trump interprète abusivement comme le résultat de barrières protectionnistes. À titre d’exemple, l’Union européenne, qui affiche un excédent commercial de 157 milliards d’euros en 2023 vis-à-vis des États-Unis, applique des droits de douane modestes, estimés entre 2 et 3 % sur les produits américains. Ainsi, lorsque Donald Trump appelle à une réduction de ces droits, il ne cherche pas à rétablir une véritable égalité commerciale, mais à imposer des modifications structurelles de nos normes juridiques, économiques et sociales.

Son objectif va bien plus loin et surpasse considérablement des pratiques commerciales courantes : il s’agit d’imposer à l’ensemble des partenaires commerciaux des États-Unis l’extraterritorialité de ses normes et de lever toutes les barrières non tarifaires qui ne seraient pas alignées sur le modèle américain. Les règles européennes en matière de protection des données — notamment le RGPD — sont ainsi directement visées, car elles entravent certaines pratiques des GAFAM.

À rebours des raisons économiques classiques motivant les droits de douane — protection de l’industrie naissante, lutte contre le dumping, défense des secteurs stratégiques —, Donald Trump utilise cet outil comme un levier de domination. Sa politique tarifaire constitue non seulement une problématique économique, mais aussi juridique et politique : elle s’attaque au droit et aux institutions des autres puissances. Les droits de douane de Trump sont la version moderne du tribut qu’Athènes exigeait de ses alliés.

Thucydide, déjà, nous avertissait : « La plupart des alliés, las de fournir des navires, préféraient payer un tribut ; Athènes accepta volontiers, et peu à peu, ils perdirent leur autonomie. »

Paul Zurkinden

Face à ces pratiques, qui rappellent dans leurs modalités les traités inégaux imposés à la Chine au XIXᵉ siècle, les Européens ne peuvent exprimer qu’un non possumus, face à des négociations sur un terrain inégal. Il serait préférable de ne pas céder à la tentation d’une soumission silencieuse et d’opter pour une stratégie fondée sur l’affirmation de nos intérêts communs, plutôt que de subir les décisions imposées par d’autres. Dans pareille situation, pourquoi s’interdire d’explorer l’intensification de nos relations commerciales avec d’autres partenaires stratégiques ? Des discussions à armes égales pourront bien reprendre une fois que Donald Trump aura récolté les fruits de sa politique commerciale inconséquente, une politique qui finira par se traduire par des déconvenues dans les urnes.

La question à laquelle nos dirigeants devront répondre est claire : quelle place souhaitons-nous tenir dans le nouveau monde qui se forge ? Soit l’on est prêt à accepter des règles et des modèles imposés par d’autres, soit l’on se donne les moyens de contribuer soi-même à l’élaboration des futures règles collectives. Thucydide, déjà, nous avertissait : «La plupart des alliés, las de fournir des navires, préféraient payer un tribut ; Athènes accepta volontiers, et peu à peu, ils perdirent leur autonomie.»