Légalisation de l'IVG : l'INA donne la parole à des femmes ayant vécu des avortements clandestins entre 1950 et 1975
"Il suffit d'écouter les femmes", disait Simone Veil en défendant son projet de loi légalisant l'IVG en France devant l'Assemblée nationale le 26 novembre 1974. Une loi finalement promulguée le 17 janvier 1975, il y a tout juste cinquante ans. Avant cette date, comment faisaient les femmes avec les grossesses non désirées ? Elles étaient contraintes d'avorter clandestinement. C'était un parcours du combattant, un chemin risqué, difficile et semé d'embûches, au bout duquel certaines perdirent la vie et beaucoup furent marquées, abîmées, physiquement autant que psychologiquement.
À l'occasion des cinquante ans de la promulgation de la loi dépénalisant l'avortement en France, l'Institut national de l'audiovisuel (INA) a recueilli les témoignages détaillés et inédits d'une soixantaine de femmes ayant vécu ou assisté à des avortements clandestins entre 1950 et 1975. L'ensemble de ces entretiens est disponible depuis mardi 14 janvier sur le site de l'INA. Ces témoignages font également l'objet d'un documentaire, d'un livre et d'un podcast détaillés en fin d'article.
Violences gynécologiques et sexuelles
Baptisé Il suffit d'écouter les femmes, ce programme se présente comme un devoir de mémoire. Il "veut faire entendre, avant qu'il ne soit trop tard, les voix de ces femmes dont le vécu douloureux, libératoire ou traumatisant, n'a jamais été enregistré ni consigné". Faire jaillir l'intimité derrière les discours, et faire entendre "aux forces ultra-conservatrices" "à quoi ressemble la vie quand avorter est interdit".
Elles s'appellent Denise, Madeleine, Colette, Anne-Marie, Huguette, Dominique ou Mireille. Elles viennent de tous les milieux sociaux et de toute la France, y compris des Dom-Tom. La doyenne, Madeleine, a 99 ans. Elle travaillait dans une maison d'accouchement pendant la Seconde Guerre mondiale où les femmes aisées de Tours venaient avorter, et elle a avorté elle-même. La benjamine, Michèle, a 70 ans. Elle a avorté illégalement dans les années 1960, lorsqu'elle était au lycée, avec l'aide de son compagnon.
La puissance du tabou est telle que la majorité des témoins disent n'en avoir jamais parlé jusqu'ici à leurs proches. Mais toutes "évoquent l'envie de se libérer d'un poids de cinquante ans, l'importance de transmettre à leurs petits-enfants", souligne Isabelle Foucrier, productrice à l'INA et coordinatrice du projet.
À travers leurs récits, on découvre "la quête effrénée et solitaire d'une solution", la diversité des pratiques risquées, la douleur, la peur de mourir, la honte et la crainte d'être dénoncée, mais aussi le mépris de la part du corps médical. "À l'Hôtel-Dieu, on me précise que je serai installée dans la travée des prostituées", se souvient Huguette, 25 ans au moment des faits, 85 ans aujourd'hui.
Émergent également la fréquence des violences gynécologiques – certains médecins pratiquaient des curetages sans anesthésie "dans un souci punitif" –, et des violences sexuelles subies par plusieurs femmes auprès des médecins chez qui elles étaient venues chercher de l'aide. "J'ai cru que le chirurgien, parce que je n'avais pas cédé à ses avances la veille de l'opération, allait me ligaturer les trompes pendant l'anesthésie", raconte Michelle, 18 ans lorsqu'elle se retrouve face à un chirurgien libidineux, 75 ans aujourd'hui.
Annie Ernaux et Christiane Taubira racontent
Parmi ces dizaines de témoignages tous plus bouleversants les uns que les autres, deux personnalités se sont glissées. Il y a d'abord Annie Ernaux, prix Nobel de littérature 2022, autrice de L'Événement, paru en 2000 chez Gallimard, dans lequel elle racontait son avortement clandestin en 1963.
La voir face caméra retracer durant deux heures, entre sourire et émotion, ce calvaire, ce "mauvais roman", cette histoire qu'elle "n'a pas choisie", montre une mémoire encore à vif.
Christiane Taubira, ancienne ministre de la Justice et autrice, témoigne, elle aussi, durant 1h15, et révèle pour la première fois avoir subi une IVG clandestine, à l'âge de 19 ans, qui l'a conduite aux portes de la mort à la suite d'une grave infection. "À mon réveil [à l'hôpital] j'ai appris qu'on pensait que je ne survivrai pas."
Outre les femmes, l'INA donne la parole à des aidants, des proches, des médecins, un avocat et un juge d'instruction. Parmi eux, Jocelyne, qui a vu sa mère jetée en prison durant huit mois pour avoir pratiqué un avortement clandestin sur une voisine, bouleversant sa vie. Ou encore Olivier, étudiant en médecine âgé alors de 23 ans, qui a pratiqué en 1972 un avortement sur sa compagne, car cette grossesse était "inenvisageable" pour l'un comme pour l'autre. Ce geste, et la détresse des femmes découverte à cette occasion, a marqué du sceau de l'engagement toute sa vie professionnelle.
Ce travail mémoriel est décliné sous plusieurs formes :
-Un documentaire réalisé par Sonia Gonzalez et raconté par l'actrice Ana Girardot, entremêle le vécu d'une quinzaine de témoins. Il est diffusé mardi 14 janvier à 21h05 sur France 5 et suivi d'un débat. Il est également disponible gratuitement sur la plateforme france.tv jusqu'au 17 septembre.
-Un livre mis en récit par Léa Veinstein et coédité avec Flammarion rassemble les témoignages les plus remarquables de la collecte de manière thématique. Il est attendu en librairies le 22 janvier.
-Un podcast en cinq épisodes de 30 minutes chacun, écrit et réalisé par Julie Auzou, raconte ces histoires à travers le récit fictionné d'une jeune fille de 17 ans née en 1951, et questionne l'influence des proches (famille, amies, voisines, militantes) sur la décision et l'acte d'avorter. Il est disponible sur les plateformes de streaming et les applications de Radio France, Spotify, Deezer, Apple...