Deux pièces de l’écrivain norvégien Jon Fosse au Théâtre de Gennevilliers et au Studio de la Comédie-Française

Qui est qui quand tout le monde n’est personne ? Chez Jon Fosse, les personnages n’ont pas de noms, pas de prénoms. Ils sont des êtres parmi les choses. Parmi les choses de la vie. Voir une pièce de Jon Fosse est une expérience. Une entrée en immersion. Il faut se laisser guider par les mots, comme des aveugles. C’est pourquoi, sans doute, que la pièce Et jamais nous ne serons séparés mise en scène par Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou (1) commence dans le noir avec un rire dans la nuit. Le titre rappelle la phrase, stupide ou pas, que certaines personnes prononcent devant un cercueil d’une femme ou d’un homme qui a perdu l’amour ou l’ami(e) de sa vie.

Nous entendons donc une femme qui rit. Elle (interprétée par une actrice de haut niveau, Dominique Reymond) est assise, vêtue d’une robe orange à motifs, sur un canapé beige qui ressemblerait à un banc. Sur la gauche, un téléphone posé sur un meuble blanc design. La femme arrête de rire et dit : « Non. Non, ça ne va pas du tout. Non, il faut que j’arrête car ça ne va pas du tout. Et il n’y a aucune raison pour que ça aille. » Le ton est donné. Pendant une heure et demie, nous allons entrer comme par effraction - un cambriolage tout en douceur - dans le cerveau de cette femme qui attend le retour d’un homme. Son mari ? Sans doute.

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Visions incarnées

Elle monologue comme ces fous qui pensent à voix haute en faisant les cent pas. Elle se répète pour se convaincre qu’elle est « intelligente, forte, grande, belle et pas seule ». Elle se sent tellement « forte » qu’elle prend un coussin et le serre contre son ventre ainsi que le font les enfants quand ils ont peur et froid. Elle est tellement sûre que son mari va revenir qu’elle dresse la table pour le dîner. Soudain, une porte s’ouvre au fond de la scène. L’homme (« incarné » par Yann Boudaud), habillé d’un peignoir (ou serait-ce un manteau ?), fait quelques pas et se fige face au public. Il dit : « La journée a été rude. » Un temps, et il ajoute : « Je suis assez fatigué. » Il la prend dans ses bras puis reste figé comme une statue. Est-il vraiment vivant ?

La pièce met en scène des visions qui s’incarnent physiquement sur plateau. La femme voit son mari, elle voit aussi son mari en compagnie d’une autre femme, plus jeune (Solène Arbel). Ils sont à table, à la table qu’elle a dressée. Qui est cette fille ? La maîtresse du mari ? Un fantasme ? Une hallucination ? Un curieux et angoissant malaise s’installe, un parfum de poison lent. La femme - par ses mots, ses phrases rhapsodiques et contradictoires - finit par envoûter le spectateur qui se met lui aussi à douter de sa santé mentale. L’homme et la fille sont-ils bien là, sur la scène ? N’aurions-nous pas, nous aussi, des visions ? Et l’on ressent une manière de frisson en écoutant cette femme seule. Le temps semble curieusement s’être arrêté dans cette pièce qui parle de l’attente et nous donne des vertiges. C’est un voyage chez les morts, chez les revenants. Il faut y croire et Jon Fosse semble avoir la foi et sait la transmettre par son théâtre, cet écho qui transforme la pensée en émotion.

Forer la glace Fosse

Au Studio-Théâtre de la Comédie-Française, Gabriel Dufay met en scène Étincelles (2), un montage de courtes pièces et de poèmes du dramaturge norvégien. Dufay connaît son sujet. Il a publié un livre d’entretiens (Écrire, c’est écouter, Éditions de L’Arche) avec l’auteur, un livre indispensable pour ceux qui veulent forer la glace Fosse. Ce montage où l’on retrouve tout l’art et les obsessions de l’écrivain est assez prodigieux. Dans un espace divisé verticalement en deux - deux descentes ou deux montées selon le point où l’on se trouve -, cinq personnages se croisent.

Il y a un couple au bord de la rupture, de la chute (interprété par Anna Cervinka et Clément Bresson), une jeune fille (Morgane Real) et son ami ou camarade (Sefa Yeboah) et un récitant interprété par Didier Sandre. C’est ce dernier que l’on voit dès la première « scène » descendre la pente, une bougie à la main. Il chemine vers la lumière, il semble venir de loin, d’un lointain passé susceptible d’éclairer le présent. Le présent, le voilà : ce couple qui se déchire presque à voix basse. L’homme s’apprête à quitter sa femme (mais est-ce réellement possible ?) pour la jeune fille qui est aimée par le jeune homme. Personne n’est vraiment libre dans le théâtre de Fosse. Nous sommes tous attachés par des liens invisibles et ce sont ces liens que les mots tentent de traduire. Ce spectacle sombre est paradoxalement une éclaircie. Là est l’art spectral de Fosse, mélange de froideur glacée et de gaieté dans l’abîme.


(1) Au T2G, Gennevilliers (92), jusqu’au 13 octobre.

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(2) Au Studio-Théâtre de la Comédie-Française (Paris 1er), jusqu’au 2 novembre.