TEMOIGNAGES. "La guerre a englouti la société, et la politique avec" : entre menaces russes et état d'urgence, trois députés ukrainiens racontent leur mandat miné par le conflit
Des checkpoints à tous les coins de rue et interdiction de prendre des photos de trop près. A Kiev, le quartier de la Rada, le Parlement ukrainien, est sous très haute surveillance depuis le début de l'invasion russe, lancée le 24 février 2022. Après trois ans de guerre à grande échelle, la vie des 450 députés du pays a bien changé : sécurité renforcée, interdiction de quitter le territoire (sauf exception), diffusion restreinte des sessions à la télévision... Sur ordre du président Volodymyr Zelensky, onze partis politiques prorusses ont même été suspendus, dont trois représentés à la Rada.
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Tous les 90 jours, les parlementaires sont confrontés à la même question : faut-il prolonger la loi martiale, qui empêche toute élection tant qu'elle est en vigueur ? Jusqu'à présent, le "oui" l'a toujours emporté. Prévues pour l'année 2024, la présidentielle et les législatives n'ont pas encore eu lieu, et cela commence à gêner les Etats-Unis, premier partenaire militaire de l'Ukraine. Mercredi, le président américain, Donald Trump, a même traité Volodymyr Zelensky de "dictateur sans élections". Trois parlementaires issus du parti au pouvoir et de l'opposition racontent à franceinfo comment la guerre "a englouti la politique" en Ukraine.
"On a beau retourner le problème dans tous les sens, aucune élection n'est possible"
Malgré sa tenue décontractée, Vadym Halaychuk est soucieux en ce matin du 18 janvier. Quelques heures plus tôt, une frappe russe a fait quatre morts dans le centre de Kiev, à deux rues du café où s'installe le député. "Vont-ils s'arrêter un jour ?", demande-t-il en s'asseyant, sans vraiment attendre de réponse. Elu en 2019 sous la bannière du nouveau parti Serviteur du Peuple de Volodymyr Zelensky, lui-même fraîchement nommé président, Vadym Halaychuk se félicite encore de ce tour de force électoral. Avec 254 sièges sur 450, le parti était arrivé en position de force à la Rada. "Depuis l'indépendance de l'Ukraine [déclarée en août 1991], nous sommes les premiers à avoir formé un gouvernement sans avoir besoin d'une quelconque coalition", souligne-t-il.
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Dans l'hémicycle, la guerre a forcé les groupes à mettre leurs différends de côté. "Avec l'invasion russe, tout a changé. Même les députés prorusses se sont alignés, ils ont fait leur mea-culpa, ont assuré avoir été trompés par Moscou...", retrace le parlementaire. Malgré la dissolution de leur parti, la plupart de ces élus controversés sont restés en Ukraine et ont conservé leur siège. La Rada a toujours soutenu la loi martiale, le couvre-feu et la mobilisation nationale. Mais, sans perspective d'être remplacés, de nombreux députés "sont usés", confie Vadym Halaychuk.
"Nous sommes dans une période très étrange en politique. Il y a des restrictions, aucune élection en vue... On ressent beaucoup de fatigue et de confusion."
Vadym Halaychuk, député ukrainien du parti au pouvoirà franceinfo
Interrogé sur ces élections qui se font attendre, Vadym Halaychuk est catégorique. "Il est beaucoup trop tôt pour en parler." Avec autant de réfugiés à l'étranger, des territoires sous occupation russe, des dizaines de milliers de soldats sur le front, un scrutin lui paraît "trop difficile" à organiser. "Et on fait quoi si un ou plusieurs bureaux de vote sont bombardés ? On a beau retourner le problème dans tous les sens, aucune élection n'est possible", regrette-t-il.
"Même si je suis une cible, ça ne m'empêche pas de travailler"
Dans sa circonscription de Lviv, la députée Natalya Pipa, du parti d'opposition Holos ("Voix", en ukrainien), se rappelle très clairement le jour de l'invasion russe. "On nous a donné des armes au Parlement, c'était surréaliste", s'étonne-t-elle encore. La guerre s'est ensuite imposée dans son quotidien. "J'ai gardé ma kalachnikov avec moi, et au bout de quelques mois, je suis allée de ma propre initiative apprendre à m'en servir avant de faire les démarches pour la conserver", retrace-t-elle. Comme d'autres députés, elle sait qu'elle figure sur des "listes noires" en Russie à cause de ses positions politiques. "Même si je suis une cible, ça ne m'empêche pas de travailler", assure l'élue, très active sur les questions d'éducation.
"En Ukraine, si un député veut un garde du corps, il doit se le payer lui-même", explique Natalya Pipa, glissant au passage qu'elle n'a pas les moyens de s'offrir une telle protection. Alors, pour faire les sept heures de route qui séparent sa ville de la capitale ukrainienne, elle demande toujours à son mari ou à des amis de l'accompagner. A la Rada, elle aimerait pouvoir moderniser le pays, entreprendre des réformes juridiques pour rejoindre un jour l'Union européenne. "Mais il y a tant d'urgences à régler, comme la question des vétérans, du soutien psychologique, des enfants déplacés ou orphelins...", liste-t-elle.
"Souvent, les débats ne vont pas très loin, car nous devons agir vite. Le Parlement avance à marche forcée."
Natalya Pipa, députée ukrainienne d'oppositionà franceinfo
Pour l'élue, la loi martiale doit être prolongée "tant que la Russie agresse l'Ukraine". Et tant pis si aucune élection n'est organisée. "Volodymyr Zelensky pourrait rester au pouvoir quelques années de plus, car c'est autorisé par notre Constitution", répond-elle. D’autant plus qu'à ses yeux, la guerre n'empêche pas d'autres figures de se préparer à une possible présidentielle. "En plus de Zelensky, Valeri Zaloujny [ancien commandant de l'armée ukrainienne, actuel ambassadeur au Royaume-Uni] et Petro Porochenko [ancien président redevenu député] vont très certainement se présenter", prédit la députée. Dans l'attente de nouveaux scrutins, la mission du Parlement est claire, selon elle : "Eviter que la guerre ne devienne plus intense, et que la Russie ne prenne l'avantage sur l'Ukraine."
"Sans élections, la politique n'a presque plus d'intérêt"
Quand on lui parle du 24 février 2022, Mykola Kniazhytsky pousse un long soupir. Lui aussi s'est vu remettre un fusil d'assaut à ce moment-là. Sur son téléphone, le député de Lviv, membre du parti d'opposition Solidarité européenne fondé par l'ancien président Petro Porochenko, se repasse les photos des premiers jours de guerre à Kiev. Il y pose avec ses collègues députés, tous armés. "On a ressenti un sentiment d'unité, pour la première fois depuis très longtemps. Il n'y avait plus aucune division dans les rangs." Rapidement, les parlementaires ont été appelés à la Rada, pour étendre la loi martiale de façon quasi automatique.
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"Avec cette loi, et sans élections, la politique n'a presque plus d'intérêt", maugrée l'élu, qui a cofondé la chaîne de télévision privée Espresso, très active lors du mouvement Euromaïdan en 2014. Depuis l'invasion russe de 2022, la télévision ukrainienne carbure au "télémarathon", un programme unique d'information en continu coproduit par six grandes chaînes – mais sans aucun canal d'opposition, comme l'a dénoncé Reporters sans frontières.
"En parallèle, notre chaîne Espresso a perdu sa licence", déplore Mykola Kniazhytsky, qui n'hésite pas à parler de "censure". "Au Parlement, les journalistes n'ont plus accès aux députés. Si on veut leur parler, il faut monter au quatrième étage." Pour contourner les restrictions de diffusion des débats à la télévision, l'un de ses collègues, Oleksii Honcharenko, dégaine régulièrement son téléphone pour filmer les échanges, qu'il poste ensuite sur son compte TikTok.
"Bien sûr que je souhaite le départ de Volodymyr Zelensky, mais c'est impossible actuellement."
Mykola Kniazhytskyi, député ukrainien d'oppositionà franceinfo
"La guerre a englouti la société, et la politique avec", peste l'élu, qui pense souvent dans l'hémicycle à son fils, mobilisé depuis août 2023. "Il me parle du manque d'obus, de ressources, alors j'essaie de peser politiquement depuis Kiev", raconte-t-il. C'est en ce sens qu'il continuera de voter "sans question" la loi martiale, "en soutien aux forces armées".
Quand il se déplace à l'étranger, Mykola Kniazhytsky se garde bien de critiquer le président Zelensky. "Ce serait faire un cadeau à la Russie, qui cherche avant tout à diviser les Ukrainiens", juge-t-il. Et si le chef de l'Etat restait encore plusieurs années au pouvoir ? "On serait très mécontents, mais tant qu'il arrive à tenir un gouvernement de défense nationale, on accepte", résume Mykola Kniazhytsky. A ses yeux, ceux qui veulent négocier une paix rapide avec la Russie afin de lever la loi martiale "se trompent lourdement". "Si le prix à payer pour une élection, c'est la disparition de l'Ukraine, alors non merci", tranche le député.