De tableaux de famille en portraits d’apparat, le Grand Dauphin réinvestit le château de Versailles

Son père, le Roi-Soleil, ne pouvait que l’éclipser. Et les mémorialistes, Voltaire et Saint-Simon en premier, se sont chargés de lui tailler un pourpoint. Pour ce dernier, qui écrivit quelques décennies après l’époque, ce fils aîné de Louis XIV n’aurait été qu’un personnage falot « noyé dans la graisse et dans l’apathie ». Cette plume acérée a toutefois résumé d’un trait parfaitement juste les 49 années de la vie de ce Monseigneur Louis, personnalité de nos jours oubliée mais que Versailles ravive avec une exposition. Ce destin fut d’avoir été « fils de roi, père de roi, et jamais roi ». De fait, dans les salles d’Afrique qui lui sont temporairement dédiées, le parcours aborde d’abord la lignée, et cette condition d’héritier présomptif d’un royaume de France alors le plus puissant d’Europe. Présomptif, car le Grand Dauphin mourra quatre ans et demi avant son père, en 1711.

Entre-temps il aura eu trois enfants : Louis de France, dit le Petit Dauphin, duc de Bourgogne (lui aussi partira avant le vieux Louis XIV, à 29 ans, mais il laissera un bambin qui deviendra Louis XV) ; Charles, duc de Berry, qui, également, s’éteindra avant son grand-père ; et, entre eux deux, Philippe, duc d’Anjou. Lui vivra vieux et régnera longtemps. Mais pas à Versailles. En 1700, il passe les Pyrénées et monte sur le trône d’Espagne et des Indes, à la demande de son grand-oncle Charles II, Habsbourg sans descendance directe, qui en a fait son légataire universel. Il y demeurera quarante-cinq ans, soit le règne le plus long de la monarchie espagnole. Et le pays lui doit toujours son actuelle dynastie.

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Visite attendue du roi d’Espagne

Le château de Versailles s’est donc adressé au Louvre et à la BnF, mais aussi au Prado et à Felipe VI personnellement afin de réunir des prêts significatifs, reliquats de ce qui a jadis appartenu au Grand Dauphin. On murmure même que ces jours prochains, Felipe se rendra à Versailles, inaugurant l’événement à l’invitation d’Emmanuel Macron. Ce serait la première fois qu’un Bourbon d’Espagne entre au château depuis 1905 et la visite d’Alphonse XIII. Si c’est le cas, il retrouvera, décroché de son antichambre, le portrait de son aïeul peint par Hyacinthe Rigaud (le plus beau de ceux présents et il fait l’affiche) ainsi qu’une paire de commodes, joyaux d’ébène et d’amarante, de marqueteries de bois polychromes et de bronzes dorés meublant d’habitude sa résidence privée.

Car la collection constituée par Monseigneur fut à la mesure de son rang. « Elle n’est dépassée qu’en quantité par celle de Louis XIV », résume Lionel Arsac, conservateur maison, de concert avec Laurent Salomé, directeur du Musée des châteaux de Versailles et de Trianon. Quelle qualité, en effet ! Et ce que l’on voit n’est qu’une sélection.

Vue de l’exposition le Grand Dauphin D. Saulnier

On pénètre notamment dans un cabinet des glaces, reconstitution de la pièce octogonale du Grand Dauphin, une des plus grandes merveilles de Versailles, malheureusement démembrée en 1730 pour faire place au prince suivant. Dans cet écrin de 5 × 6 m couvert de miroirs des murs au plafond, où on ne pouvait entrer qu’en chaussons, les scintillements de quelque 120 porcelaines, 20 bronzes et 150 gemmes devaient porter à l’infini. Il y a ici des vases chinois, dont le plus ancien attesté en Europe (il date du XIIIsiècle), une coupe en jade, cadeau des ambassadeurs de Siam, différentes fontaines de table serties de pierres précieuses, des quartz colorés et incroyablement ciselés.

Ensembles dignes du Bernin

Non loin, des bronzes baroques, ensembles dignes du Bernin parfois venus de la peu prêteuse Wallace Collection, sont posés sur leur console d’origine, d’André-Charles Boulle. Dépensant sans compter, notamment pour son château de Meudon ressuscité par la magie de la 3D, le Grand Dauphin s’avère être le premier client de ce maître absolu des ébénistes. Ces 250 œuvres, certaines inédites, provenant de collections publiques et privées françaises ou étrangères, attestent également de la formation de Louis en plus de ces passions d’esthète, de chasseur (aux loups) ou de militaire (conduite héroïque lors de la guerre de la ligue d’Augsbourg). Cette partie, aux trésors certes moins fastueux, est passionnante.

Vue de l’exposition le Grand Dauphin. D. Saulnier

On suit le petit Louis de tableaux de famille en portraits d’apparat, de Fontainebleau aux Tuileries. Au début, c’est un bambin habillé en robe de fille, accroché par lanière à sa gouvernante comme il était d’usage dans les milieux aristocratiques. Puis, à 7 ans, le voilà passant aux mains des hommes. On a ses jouets (des canons miniatures venus du Musée de l’armée, toujours en état de fonctionner), ses dessins (des châteaux), ses cahiers corrigés par Bossuet. L’accent a été mis sur sa bibliothèque, enfin étudiée à la BnF.

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Bien que le portrait de son principal précepteur - ce duc de Montausier qui a inspiré le personnage du Misanthrope à Molière - paraisse austère, l’apprentissage prodigué majoritairement par des jésuites se fait par l’image et autant que possible en s’amusant. Ainsi, dans une vitrine, ces cartes, sorte de jeu des sept familles par lequel l’enfant apprenait à identifier les grands d’Europe. « Philosophie, piété, raffinement et habileté : jamais un prince n’avait été tant préparé à monter sur le trône », résume Laurent Salomé. Avec ce Grand Dauphin programmé « pour l’impossible mission d’incarner un royaume à l’invraisemblable splendeur », et pour « assurer perpétuellement sa défense », le cours de l’histoire de France aurait-il changé après 1715 ? Il n’y aurait pas eu de Régence en tout cas.


« Le Grand Dauphin », au château de Versailles (78), jusqu’au 15 février 2026. Catalogue Faton, 472 p., 54 €. Tél. : 01 30 83 78 00. www.chateauversailles.fr