"Faillite du système bipartite américain" : quand la violence politique s’installe aux États-Unis

Le suspect du meurtre de Melissa Hortman, élue démocrate du Minnesota, ne comptait pas s'arrêter là. Selon les révélations du procureur fédéral Joe Thompson, lundi 15 juin, Vance Boelter, 57 ans, prévoyait d'assassiner au moins quatre figures démocrates. Avant d'abattre Melissa Hortman et son mari Mark à leur domicile par arme à feu, il a grièvement blessé le sénateur John Hoffman et sa femme, et s'est rendu chez deux autres élus avec l'intention de les tuer. 

Dans la voiture du principal suspect, les enquêteurs ont découvert une liste noire de 45 noms d'élus du Minnesota, mais aussi du Michigan, de l'Ohio et du Wisconsin. Un faisceau de preuves qui laisse peu de doute sur le caractère prémédité : "C'était un assassinat politique", a souligné Joe Thompson, sans toutefois préciser ses motivations. Ce drame est intervenu dans une Amérique toujours plus fracturée, entre déploiement de soldats à Los Angeles pour réprimer les manifestations, parade militaire organisée à Washington et rassemblements contre lui à travers le pays. 

Ce double assassinat n'est pas un fait isolé. Les États-Unis ont récemment subi plusieurs attaques ciblées contre leurs responsables politiques. En juillet 2024, le président Donald Trump échappait à de justesse à une tentative d'assassinat lors d'un meeting de campagne en Pennsylvanie. En avril, un incendie criminel ravageait le domicile du gouverneur démocrate de Pennsylvanie, Josh Shapiro. En janvier 2021, des partisans de Donald Trump prenait d'assaut le Capitole pour tenter d'empêcher la certification de la victoire de Joe Biden. Déjà en 2020, le complot visant l'enlèvement de la gouverneure démocrate du Michigan Gretchen Whitmer avait choqué la classe politique. 

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Quand Trump souffle sur les braises 

Les chiffres confirment cette tendance. En 2024, la police du Capitole a recensé plus de 9 400 menaces visant des membres du Congrès, leur entourage ou leur famille - soit une hausse de près d'environ 140 % par rapport à 2017. Les juges fédéraux ne sont pas épargnés : plus de 1 000 menaces contre eux ont été comptabilisées ces cinq dernières années, selon le rapport annuel du président de la Cour suprême, John Roberts. 

Le phénomène s'accompagne d'une recrudescence de pratiques violentes et insidieuses, comme le doxing, la divulgation d'informations personnelles pour inciter au harcèlement, ou encore le swatting, de fausses alertes visant à faire intervenir les forces de l'ordre en urgence au domicile de personnalités publiques. 

Pour de nombreux observateurs, cette explosion de violences ne peut être dissociée de l'évolution du discours public, radicalisé au fil des années, et largement nourri par la rhétorique de Donald Trump et d'une frange du Parti républicain. À peine investi, le président américain a gracié plus de 1 500 personnes condamnées pour leur participation à l'assaut du Capitole du 6 janvier 2021, lors duquel cinq personnes avaient été tuées, dont un policier.

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Un geste qui envoie un message limpide selon Jérôme Viala-Gaudefroy, maître de conférences à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye et spécialiste des États-Unis : "La grâce accordée par Donald Trump aux émeutiers, alors qu'il y a eu des morts, revient à légitimer la violence lorsqu'elle est commise en son nom. Il a totalement brisé les codes du discours présidentiel en employant les ressorts d'un langage violent." 

Le président cultive désormais une image messianique. Après avoir survécu à deux tentatives d'assassinat, il se présente comme "la main de Dieu", explique Jérôme Viala-Gaudefroy. "Dès qu'on mêle religion et politique, et qu'on pense être investi d'une mission sacrée, on bascule dans une forme d'extrémisme", analyse le chercheur. 

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Les effets de cette radicalisation du discours a des conséquences qui se font sentir jusqu'aux petites villes. Selon le projet Bridging Divides de l'université de Princeton, plus de 170 situations de menaces ou de harcèlement visant des élus locaux ont été recensées dans près de 40 États depuis le début de l'année. En 2024, 600 cas avaient été enregistrés, soit une augmentation de 14 % par rapport à 2023 et de 74 % par rapport à 2022.  

Face à ce climat, des élus démissionnent, se retirent ou s'autocensurent. "Jusqu'à 40 % des élus locaux renoncent à se représenter", souligne Jérôme Viala-Gaudefroy. "Et 25 % évitent désormais les apparitions publiques." Les républicains pro-Trump ne sont pas épargnés : ils sont désormais confrontés à des débordements violents lors de leurs traditionnels "town hall meeting", ces réunions citoyennes pourtant centrales dans la culture politique américaine. "Ce climat a des effets délétères sur la démocratie elle-même", déplore le spécialiste.

L'adversaire politique redéfini "en ennemi" 

Pour Steven Ekovich, professeur émérite à l'Université américaine de Paris, la violence politique actuelle répond à une logique binaire dangereuse : "L'adversaire politique est redéfini en ennemi. Et face à un ennemi, on se sent autorisé à user la violence." Selon lui, Donald Trump ne cherche pas à "apaiser" le chaos, mais à s'y "fondre". 

Après l'annonce de l'assassinat de Melissa Hortman, la machine à désinformation s'est aussitôt mise en marche : des influenceurs conservateurs ont tenté de présenter le suspect, Vance Boelter comme un "libéral". Même Elon Musk s'est retrouve vivement critiqué pour avoir accusé à tort "l'extrême gauche" de ce meurtre, une affirmation contredite jusque par son propre chatbot IA. En réalité, Vance Boelter est décrit par ses amis et anciens collègues comme un chrétien fervent qui fréquentait une église évangélique et participait à des rassemblements de campagne pour Donald Trump. La liste noire retrouvée dans sa voiture ciblait des élus locaux, des défenseurs du droit à l'avortement et des renseignements sur des cliniques pour IVG. 

Des photos montrant l'intérieur du véhicule de Vance Boelter sont présentées lors d'une conférence de presse au palais de justice de Minneapolis, aux États-Unis, le 16 juin 2025.
Des photos montrant l'intérieur du véhicule de Vance Boelter sont présentées lors d'une conférence de presse au palais de justice de Minneapolis, aux États-Unis, le 16 juin 2025. © George Walker IV, AP

Une situation qui rappelle l'agression de Paul Pelosi, époux de l'ancienne cheffe des démocrates au Congrès Nancy Pelosi, violemment attaqué à son domicile par un homme armé d'un marteau en 2022. Malgré des preuves accablantes - l'agresseur était un adepte des théories conspirationnistes d'extrême droite et avait crié "où est Nancy ?!", comme certains partisans de Donald Trump qui s'étaient introduits dans le Capitole le 6 janvier 2021 - des figures conservatrices avaient tenté de faire diversion en insinuant qu'il s'agissait d'un amant.

"Une faillite du système bipartite américain" 

Pour la politologue, journaliste et spécialiste des États-Unis Marie-Christine Bonzom, cette hausse de violences n'est pas l'apanage d'un seul camp : "La rhétorique est aujourd'hui d'une violence extrême, 24 heures sur 24, qu'elle vienne des républicains ou des démocrates. Incapables de convaincre par leurs idées, leurs programmes ou leurs candidats, les deux partis cherchent désormais à aller de paroxysme en paroxysme, pour attiser les flammes de l'esprit partisan." 

Et d'alerter : "Cette rhétorique ultra violente a des conséquences réelles sur des personnes déséquilibrées ou des militants radicaux qui n'hésitent plus à s'armer pour attaquer des élus, y compris de leur propre camp. C'est une faillite du système bipartite américain." 

Les violences politiques ne sont pas une anomalie dans l'histoire américaine : elles en font partie. Depuis l'assassinat d'Abraham Lincoln, quatre présidents ont été tués dans l'exercice de leur fonction, un autre grièvement blessé. Le Capitole a été le théâtre de coups de feu et même d'un attentat mené en 1954 par des indépendantistes portoricains. Mais ces dernières années, préviennent les historiens, la situation a atteint un niveau jamais vu depuis les années 1960-70, quand des figures comme Martin Luther King Jr., John F. Kennedy, Malcolm X et Robert F. Kennedy ont été assassinées.  

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Steven Ekovich voit dans cette escalade une résurgence des divisions anciennes, lorsque les États-Unis s'entredéchiraient au XIXe siècle autour de la question de l'esclavage dans une guerre civile, la plus meurtrière de leur histoire : "Si l'on superpose la carte électorale actuelle à la carte de la guerre de Sécession, on observe une continuité troublante. Les États 'rouges' acquis à Donald Trump correspondent largement aux anciens États esclavagistes du Sud et ceux qui cherchaient à étendre l'esclavage." Une fracture historique et socio-culturelle que les États-Unis peinent à refermer, selon l'historien, et qui nourrit encore aujourd'hui, sous d'autres formes, la violence politique.