Guerre en Ukraine : fin 2022, Antony Blinken se serait opposé au Pentagone qui voulait lancer des négociations de paix avec Moscou
Le diplomate Antony Blinken, qui quittera dans quelques heures le département d’État américain, aura-t-il été le «secrétaire de la guerre», s’interroge le New York Times ce dimanche 18 janvier, à la veille de l’investiture du Donald Trump ? Le portrait que le quotidien américain consacre au chef de la diplomatie américaine n’est pas tendre. Retrait d’Afghanistan, guerre en Ukraine, attaque du 7 octobre puis guerre à Gaza... Ses quatre années au sein de l’administration Biden auront été profondément marquées par des conflits d’ampleur. Le départ précipité de Kaboul a été un «fiasco», prenant par «surprise» la diplomatie américaine. Quant au Proche-Orient, Antony Blinken, à l’image de Joe Biden lui-même, se retrouve critiqué tous azimuts, pris dans un long «cauchemar politique et moral».
Après l’invasion russe du 24 février 2022, la politique américaine en Ukraine semblait davantage faire consensus. Dès les prémisses de la guerre, Antony Blinken a mis fermement en garde son homologue à Moscou, Sergueï Lavrov, prévenant qu’une attaque russe se verrait opposer une «réponse rapide, sévère et unie» des alliés de Kiev. De fait, le secrétaire d’État sera la cheville ouvrière de la coalition de 50 pays livrant des armes à l’Ukraine ou prenant des sanctions contre la Russie. Et, sur le terrain, l’armée ukrainienne a opposé une résistance acharnée face aux forces russes.
Insistance pour que «le combat se poursuive»
Sur le temps long néanmoins, la politique américaine interroge : quelle était la théorie de la victoire, en œuvre à Washington, qui permettrait un jour de clore cette guerre ? Et avec quels moyens ? «Antony Blinken était moins un artisan de paix qu’un stratège de guerre», assène le New York Times, qui révèle des dissensions entre le Pentagone, moins enclin «à prendre des risques», et le département d’État, favorable à l’envoi de davantage d’armes plus puissantes. Fin 2022, lorsque le plus haut gradé de l’armée américaine, le général Mark A. Milley, président des chefs d’état-major interarmées, suggère que «l’Ukraine capitalise sur les acquis du champ de bataille en recherchant des pourparlers de paix avec Moscou», Antony Blinken, «immergé dans les détails du matériel militaire et des conditions du champ de bataille», s’y oppose et «insiste pour que le combat se poursuive».
Il faut se souvenir de ce moment de la guerre pour comprendre les implications de ce débat. Dès l’été 2022, l’offensive russe en Ukraine s’enlise et les Ukrainiens reprennent l’initiative. À l’automne, deux contre-offensives offrent à Kiev un succès qui, quelques mois plus tôt, aurait paru inespéré. D’une part, les Ukrainiens reprennent la ville de Kherson (seule capitale régionale conquise par les Russes en 2022) et chassent les Russes de leur tête de pont sur la rive droite du Dniepr, à l’ouest du fleuve. D’autre part, dans l’oblast de Kharkiv, les Ukrainiens reprennent 10.000 km2 de terrain aux Russes, les chassant d’Izioum, de Lyman et de Koupiansk, et les privant d’un vaste balcon le long de la rivière Donets qui menace le Donbass par le Nord. Les Russes sont aux abois : leur dispositif militaire en Ukraine est sous-dimensionné et Vladimir Poutine, après avoir annexé en urgence quatre oblasts pour imposer un fait accompli, est contraint de sonner la mobilisation partielle de 330.000 réservistes.
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C’est précisément à l’issue de cette séquence victorieuse pour Kiev que le général Milley a poussé l’idée de pourparlers de paix. En novembre 2022, le général américain constate que «la probabilité d’une victoire militaire ukrainienne, consistant à chasser les Russes de toute l’Ukraine, y compris de la [...] Crimée, la probabilité que cela se produise bientôt n’est pas élevée, militairement parlant» et affirme qu’«il peut y avoir une solution politique où les Russes se retirent». «C’est possible», souligne le militaire qui lance aux Ukrainiens : «Quand il y a une opportunité de négocier, quand la paix peut être atteinte, saisissez-la».
De fait, l’avenir a plutôt donné raison au général Milley. Pendant un an après ces deux revers, les Russes ont bâti de solides fortifications tout le long du front - la «ligne Sourovikine», du nom du général commandant alors l’opération militaire spéciale - tandis que les mobilisés permettaient de «boucher» les trous et que les mercenaires de Wagner fixaient à Bakhmout les meilleures troupes ukrainiennes. Cette grande bataille est finalement remportée par les Russes en mai 2023, un peu moins d’un mois avant que les Ukrainiens lancent leur grande contre-offensive d’été dans le sud de l’Ukraine, qui a viré au fiasco - conformément aux doutes émis par le général Milley. Dès l’automne 2023, les Russes reprennent l’initiative et ne l’ont plus perdue depuis, plaçant aujourd’hui les Ukrainiens dans une situation très difficile, sur fond de pénurie de soldats, d’armes et d’équipements.
«La guerre a pris beaucoup de notre temps»
Dorénavant, Donald Trump a imposé l’idée de négociations de paix pour mettre un terme à la guerre en Ukraine. Mais les conditions risquent d’être beaucoup plus favorables aux Russes qu’à la fin de l’année 2022. Non seulement ils ont depuis lors progressé, mais ils progressent même à un rythme croissant sur un an. Le nouveau président américain entend d’ores et déjà repousser de 20 ans la question d’une adhésion de Kiev à l’Otan et fixer la ligne de front telle qu’elle est actuellement. Et rien n’indique à ce stade que les Russes, en position de force, se satisferont des demandes américaines.
Sur le dossier ukrainien, Antony Blinken quitte le département d’État sans triomphalisme. Certes, il aura été de ceux qui auront permis à l’Ukraine de résister vaille que vaille, mais il n’aura peut-être pas saisi le bon moment de négocier. «Oui, la guerre - si nous voulons utiliser le terme au sens large - a pris beaucoup de notre temps et de nos efforts», a-t-il confié aux deux journalistes du New York Times lors d’une interview cette semaine dans son bureau. Mais «pour le meilleur ou pour le pire, son héritage ne repose pas sur la conclusion de grands traités de paix – ces récompenses diplomatiques traditionnelles lui ont échappé – mais sur son rôle dans deux guerres», résume le quotidien new-yorkais.