Décès d’Alfred Brendel, un pianiste en haut de la gamme
La mort d'Alfred Brendel nous prive non seulement d'un des plus grands musiciens du XXe siècle, mais aussi d'un des derniers représentants de la Mitteleuropa, cette notion aux contours flous qui évoque immédiatement l'âge d'or culturel d'une Europe centrale issue de l'Empire austro-hongrois. Il était l'incarnation de cette Europe danubienne, non pas comme identité conservatrice et repliée sur elle-même, mais bien au contraire cosmopolite, impertinente et cultivée, ne se satisfaisant d'aucun dogme. « Je me suis toujours méfié de tous ceux qui croient détenir la vérité. Et je suis plutôt indépendant de nature, même si je n'ai jamais appris ni à conduire ni à faire la cuisine. Je me sens en tout point européen du centre. Tout chauvinisme me fait horreur. Je suis ravi d'avoir vécu comme j'ai vécu : sans patrie. »
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Cet apatride par choix naît le 5 janvier 1931 dans une famille germanophone en Moravie, qui fut province autrichienne de Bohême avant de (re)devenir tchèque. Il est tout petit lorsque ses parents s'installent au bord de l'Adriatique pour tenir un hôtel, où il découvre la musique en écoutant des 78-tours d'opérette chantés par le ténor Jan Kiepura. Puis c'est Zagreb, dans la Croatie encore yougoslave, où son père, ancien architecte, est directeur de cinéma. Il y reçoit des leçons de piano. Cette enfance entre Balkans et Méditerranée représente l'ouverture et le carrefour des cultures, expliquant le dégoût que lui procurent les discours de Hitler à la radio, malgré son jeune âge. La guerre signifie l'installation en Autriche, à Graz, où il fréquente le conservatoire, s'interrompant pour creuser des tranchées en Yougoslavie. L'après-guerre se passe à Vienne. De l'esprit viennois, il prend l'insolence et la modernité, sûrement pas l'académisme réactionnaire et petit-bourgeois qui règne alors et lui déplaît par son provincialisme étroit.
Quasi autodidacte
C'est en entendant Alfred Cortot qu'il a la révélation que l'on peut faire de la musique un art vivant, en lisant et interprétant les textes au lieu de s'en tenir à des traditions sclérosées. Et c'est au contact d'Edwin Fischer qu'il apprend à « s'éloigner du piano pour se trouver soi-même ». Quasi autodidacte, il commence une carrière plutôt locale, mais qui attire l'attention des connaisseurs grâce à ses enregistrements pour une firme confidentielle et bon marché. Les disques Vox ont été fondés après-guerre par George Mendelssohn, un Américain d'origine hongroise et allemande qui, ne pouvant se payer les stars, mise sur des artistes qui n'ont pas encore de nom mais quelque chose à dire. Brendel se révèle un interprète majeur de Liszt, compositeur auquel on ne l'associe pourtant pas spontanément, mais auquel il reviendra régulièrement.
Il serait sans doute resté un tuyau que l'on se repasse entre happy few s'il n'avait finalement été ferré par une « major », Philips, qui le prend sous contrat en 1970. Il est vrai que ses enregistrements Vox avaient fini par être repérés au-delà du petit cercle, et lui valoir une critique dithyrambique dans le New York Times, ainsi que des tournées hors d'Europe. Mais c'est le contrat exclusif avec Philips qui lui permet de devenir une vedette internationale, invité des salles les plus prestigieuses (Carnegie Hall, Musikverein, Salzbourg, Concertgebouw), auprès des plus grands chefs (Haitink, Abbado, Levine, Rattle) et des meilleurs orchestres (Berlin, Vienne, Amsterdam, Chicago). Sans oublier Paris où il est fidèle à André Furno et à sa série Piano 4 Étoiles, une fois par saison. Il se concentre alors sur les fondamentaux du classicisme viennois : Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert. Il en est désormais considéré comme spécialiste, au risque de contredire son éclectisme pourtant toujours curieux. Il reviendra sans relâche aux monuments dont il considère que l'on n'a jamais fait le tour, enregistrant trois intégrales des Sonates de Beethoven, et quatre des Concertos.
Un intellectuel à l'œil rieur
Il y a néanmoins une forme de malentendu dans cette célébrité. D'abord parce qu'il est le moins séduisant des pianistes : sa sonorité n'est pas moelleuse ou charmeuse, il fait passer la vérité du texte avant les sortilèges de l'instrument. Ensuite parce que ses interprétations sont sévères, au risque parfois de laisser l'auditeur sur le bord du chemin : tout pour la partition, rien pour les effets de manches, trait commun à ses élèves comme Paul Lewis, Till Fellner ou Kit Armstrong. Tout sauf sentimental, Brendel est un intellectuel qui scrute en permanence ce que révèlent les partitions, en les débarrassant de tout ce qui ressemble à des clichés ou préjugés. Mais un intellectuel à l'œil rieur ! Du classicisme, il ne cherche une supposée perfection et symétrie, mais au contraire toute l'espiègle liberté dont faisaient preuve Haydn, Mozart ou Beethoven. Interroger les textes, tel était son credo, non pas avec l'ascétisme du rat de bibliothèque, mais avec une gourmandise et un humour ravageur qui lui permettaient, tout en étant un travailleur infatigable, de ne pas se prendre lui-même au sérieux.
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Cette intelligence pétillante et pleine d'ironie, il la mettait aussi dans ses propres écrits, puisque cet homme à la culture littéraire, picturale, cinématographique et architecturale universelle pratiquait la poésie. Une fois que, le 18 décembre 2008, il a annoncé officiellement sa retraite, démarche rare chez les musiciens et due à une fatigue physique décuplée par l'arthrite, il s'est beaucoup consacré à cette activité, y compris lors de lectures publiques qui permettaient de le retrouver sur scène, avec sa voix traînante et son œil malicieux, parfois accompagné d'un collègue au piano, comme Pierre-Laurent Aimard. Depuis 1971, il vivait à Londres où il avait trouvé son port d'attache. Il en aimait le cosmopolitisme et l'ouverture d'esprit, et ce mélange de rigueur et de fantaisie qui restera sa leçon la plus durable.