«Au début, j’en faisais des cauchemars» : ce que les esthéticiennes voient… et n’oublient jamais

On s’allonge sur une table étroite, un drap jetable sous le corps, une lumière chaude par-dessus nous, et l’on ferme les yeux. Le parfum d’huiles essentielles emplit la pièce. Derrière nous, des gestes précis s’enchaînent, une voix douce rassure. Cette voix, c’est celle de l’esthéticienne. Ses doigts effleurent notre peau, la pressent, l’arrachent parfois. Dans cette promiscuité, que ressentent ces professionnelles ? Que perçoivent-elles de notre corps, nos poils, nos douleurs ? À quoi pensent-elles quand elles tirent une bande de cire ? Sur ce point, Nicole, 73 ans, plaide coupable. Durant les quarante années où elle a exercé le métier d’esthéticienne, ce qu’elle n’a jamais supporté, c’est de faire mal. «J’épilais, et je disais “aïe” avant même que la cliente le dise, raconte-t-elle. Je le sentais.»

Une proximité inédite

Avec l’expérience, les esthéticiennes apprennent sur le tas à se détacher de la douleur et aussi de la nudité. Beaucoup se souviennent de leurs premières épilations déroutantes, surtout face à une personne du sexe opposé. Nicole confirme : «J’avais 19 ans. C’était à Menton, un client du cabaret d’en face, il fallait tout épiler. Tout. J’étais seule à l’institut, avec cet homme nu qui transpirait de douleur. C’était très dur. »

La clientèle masculine, Sophie, 47 ans, en a fait son créneau. Depuis 2007, dans son cabinet à Toulon, elle épile les dos, les torses, les maillots des messieurs avec une technique qu’elle a elle-même développée. Mais avant d’en arriver à un tel détachement, il a fallu du temps, admet-elle. «Au début, j’en faisais des cauchemars toutes les nuits, à force de voir des sexes masculins. J’ai dû déconstruire plein de choses, mes tabous, ma culture catholique. C’est un vrai travail sur soi.»

Selon l’anthropologue Élisabeth Azoulay, à l’origine de l’ouvrage collectif 100. 000 ans de beauté (1), ces métiers de l’esthétique font partie des rares professions qui manipulent l’intime, au sens littéral. «On transgresse ici les normes sociales habituelles de distance et de retenue. Le lien avec la clientèle se noue dans une proximité inédite : on voit, on touche, on parle, observe-t-elle. On entre finalement dans une sphère sacrée. »

Ce que dit le corps sans parler

Cette sphère, c’est le corps. Celui qu’on regarde, qu’on juge, qu’on essaie de changer. Les esthéticiennes le scrutent-elles ? Manon, jeune professionnelle de 24 ans, n’en a pas le temps, dit-elle avec sa vingtaine de clientes par jour au compteur. «On enchaîne, alors je ne les regarde même plus vraiment. Je vois les poils et les zones à travailler, pas les personnes.» De quoi exaspérer Nicole, «de la vieille école», selon ses termes, celle où l’on retirait chaque poil oublié et où un soin du visage durait une heure trente, massage des pieds inclus. «Je ne suis pas voyeuriste mais un beau corps, une belle peau, c’est toujours agréable. Comme un tableau», sourit-elle.

Pour Sophie la Toulonnaise, le corps est un langage et le toucher, un moyen de lecture. Une cliente trop raide ? «Elle passe sa vie devant un ordinateur.» Des pieds abîmés ? «Je pense à un déséquilibre postural.» «Je sais souvent quel métier fait une cliente rien qu’en touchant son dos, si elle travaille debout, courbée, si elle a mal à la nuque...», précise-t-elle.

Je ne suis pas voyeuriste, mais un beau corps, une belle peau, c’est toujours agréable

Nicole, 73 ans

D’autres maux se révèlent sur la table de soin : grains de beauté suspects, cicatrices, marques de grossesse, vergetures, bleus. Il arrive qu’une barrière cède en les effleurant. La praticienne de 47 ans se souvient par exemple de cette femme de 150 kilos, venue se faire masser pour la première fois. «Je me suis connectée à elle, assure Sophie. Son corps était magnifique, je l’ai massée longuement, elle a pleuré. Elle m’a dit qu’elle n’avait jamais été touchée comme ça.»

L’envers du décor

Mais l’intime a ses revers. Il y a des jours où l’odeur corporelle prend toute la place. Sophie parle de ces clientes impeccables en apparence, vêtements de marque, talons aiguilles, brushing parfait, mais dont les pieds «sentent la mort, pires qu’un mec de chantier». Toutes ou presque y sont confrontées. Certaines s’en amusent, d’autres en tirent des leçons. Nicole, à l’époque, consignait tout sur des fiches : «Odeurs fortes. Prévoir aération.» D’autres subissent, en apnée. «Parfois, quand c’est trop, je mets discrètement de la pommade mentholée sous le nez», confesse la jeune Manon.

Le manque d’hygiène est véritablement l’angle mort du métier. Celui dont on ne parle pas frontalement avec la clientèle mais qui peut faire naître de la colère en raison du manque de reconnaissance qu’il révèle parfois. «Quand une cliente revient de la plage, pleine de sable, pour une épilation, c’est non. Je ne suis pas là pour décrotter», tranche Nicole. Anna, esthéticienne de 34 ans à Marseille, mentionne les pertes vaginales, comme toutes ses consœurs interrogées. «Certaines femmes ne s’en rendent pas compte, d’autres, je pense, s’en fichent. Et ce n’est pas une question de milieu, loin de là.» Pour prévenir sans vexer, les praticiennes mettent des lingettes à disposition dans la cabine. Histoire de faire passer le message sans le dire.

Les anecdotes sont nombreuses, parfois cocasses, parfois choquantes. Certaines évoquent des regards ou des gestes déplacés, surtout de la part d’hommes. Ceux qui veulent qu’on leur arrache les poils des testicules à la pince à épiler, ou ceux qui confondent épilation et finition sexuelle. Sophie a vécu ces dérives. «Un client a eu une érection pendant que je l’épilais. Il a éjaculé, s’indigne-t-elle. Je lui ai demandé de s’habiller et de partir.» Depuis cette histoire, elle redouble de vigilance, repère à l’avance les profils qui risquent de déraper, ceux qui draguent, ceux qui posent trop de questions sur le style de massage pratiqué durant le soin.

Le poids des confidences

Mais le plus lourd n’est pas tant ce qu’elles voient que ce qu’elles entendent. La douleur, la dénudation, le lâcher-prise transforment la cabine en confessionnal. «Une cliente m’a dit pendant un maillot : “Je ne couche plus avec mon mari.” Une autre m’a raconté qu’elle trompait le sien avec un collègue, et je suis la seule personne au courant», s’étonne Manon.

Sophie, elle, a l’habitude : «Des hommes me disent qu’ils n’ont plus de désir, qu’ils ne font plus l’amour avec leur femme depuis l’accouchement. Ils cherchent un avis, une oreille. Je ne suis pas psy, mais je les écoute.» Pour l’anthropologue Élisabeth Azoulay, leur rôle va parfois au-delà. «Une esthéticienne peut devenir ce que la mère est au tout-petit : celle qui touche, qui parle doucement, qui berce. C’est une tendresse, commerciale certes, mais réelle», résume-t-elle.

Je l’ai lavée, maquillée, réconfortée. Elle est sortie différente

Malika, esthéticienne de 54 ans

Pour autant, aucun de ces clients ne mesure la charge émotionnelle qu’ils déversent. «Parce qu’on n’est personne pour eux, on peut tout entendre», constate Sophie. Problèmes de couple, frustrations sexuelles, secrets familiaux… Nicole a longtemps porté le poids de ces confidences. «Quand une femme battue fond en larmes dans la cabine, on ne sait pas quoi faire à part écouter. Et quand elle repart après, on n’en dort pas de la nuit», se désole-t-elle. «C’est un métier aussi fatiguant émotionnellement, abonde Malika, esthéticienne de 54 ans. Il faut savoir rendre les douleurs qu’on nous confie, sinon elles s’incrustent.»

Vers une esthétique de l’âme

Certaines se forment pour mieux accueillir tout ça. Sophie passe actuellement un diplôme universitaire de psychologie sociale. «C’est essentiel. On ne peut pas écouter autant sans outils», souligne-t-elle. D’autres changent de voie. Comme Malika, devenue socio-esthéticienne depuis quinze ans. Elle intervient à l’hôpital, en centre de réinsertion, en maison de retraite. Ici, plus question de vente ou de promos. On répare. L’épilation, le massage, la manucure deviennent des gestes d’humanité. Les rides, les cicatrices, les tatouages prennent un autre sens. «Une femme en dépression, venue les cheveux sales et le pull taché, m’a dit en pleurant : “Je suis une poubelle”, rapporte-t-elle. Je l’ai lavée, maquillée, réconfortée. Elle est sortie différente.»

En institut, ces formations ouvrent la voie à une esthétique différente, à la croisée du soin, du commerce et du social. La plupart des professionnelles interrogées y adhèrent et insistent pour que cet aspect du métier soit mieux reconnu. Car leur rôle ne se limite pas à la peau : il s’agit d’aider la clientèle à s’aimer un peu plus, sans jamais la juger. Et quand la porte se referme derrière eux, toutes espèrent qu’il ou elle reparte un peu plus léger(e).