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Myriam Encaoua : Bruno Tertrais, vous êtes d'accord avec le chef d'état-major de l'armée française ? Il faut se préparer à une menace russe très concrète ?
Bruno Tertrais : Oui, mais il ne faut pas confondre le territoire français et l'Europe. Il ne faut pas confondre non plus la menace militaire directe avec la menace stratégique russe dans son ensemble. C'est pour ça qu'il faut un peu clarifier les choses. Alors je pense que le chef d'état-major des armées a voulu attirer l'attention sur le fait que, sur le plan militaire, il y a effectivement un risque d'attaque russe contre un territoire voisin de la Russie, c'est-à-dire pas la France.
Qu'on soit clair, parce que quand on parle de menace russe, en effet, on se dit quelle est la menace, quelle est la forme de cette menace ?
Il y a deux types de menaces. Il y a une menace militaire russe contre l'Europe en général, parce que même s'il y avait un cessez-le-feu en Ukraine, personne ne pense que Vladimir Poutine se retirerait dans sa datcha, parce qu'il a transformé la Russie en une véritable machine de guerre. La Russie, malheureusement, c'est un train qu'on ne peut presque plus arrêter. Et donc, je pense qu'il y aurait une nouvelle tentative d'agression contre l'Ukraine elle-même, ou alors, quelque chose qui se passerait. Ensuite, il y a le problème de la menace russe dans son ensemble contre l'Europe, y compris contre la France. Et là, c'est effectivement ce dont parlait le chef d'état-major des armées et son prédécesseur que vous avez cité, c'est-à-dire les drones, les têtes de cochon, ça peut faire sourire.
On appelle ça la guerre hybride.
Oui, la guerre hybride, c'est-à-dire tout ce qui contribue à essayer de diviser et d'affaiblir l'Europe.
Laurent Joffrin : Il y a un autre scénario possible, me semble-t-il. Il peut très bien venir à l'idée de Poutine d'attaquer les pays baltes. S'il attaque les pays baltes, nous sommes tenus, en tant que membres de l'OTAN, à voler à leur secours. On ne sait pas très bien comment...
Si, si. Moi, je peux vous dire comment.
Enfin, il y a des hypothèses. Mais si on envoie des troupes là-bas, des avions, etc., et que Poutine considère que c'est une escalade, à ce moment-là, de son point de vue, il peut être tenté d'attaquer le territoire français. Non pas en envoyant des divisions blindées, mais en envoyant quelques missiles bien placés.
Effectivement, s'il décidait à un moment d'attaquer un pays membre de l'Union européenne et membre de l'OTAN, ça changerait tout. Parce que l'Ukraine n'était pas notre allié au sens militaire. Si Vladimir Poutine décidait qu'il veut donner un petit coup d'épingle sur l'Europe, l'Europe couverte par ses garanties de sécurité, ça changerait tout. C'est l'OTAN tout entière qui serait attaquée, puisque c'est le « un pour tous, tous pour un ». Donc effectivement, la France, avec ses alliés, serait impliquée dans la guerre.
Elle serait belligérante ? Avec tous les risques que ça comporte ?
Oui, enfin le plus grand risque, c'est surtout, à mon avis, de laisser Poutine faire ce qu'il veut. Parce que le risque pour l'Europe, c'est d'abord cela.
Il y a des risques des deux côtés.
Absolument. Mais il est très peu probable que la Russie, dans les années qui viennent, ait à la fois la capacité et la volonté d'envahir complètement un pays membre de l'Union européenne. J'ai visité les forces françaises et britanniques en Estonie. Je vois comment ça se passe.
Moi, je suis allé une fois à Tallinn. Les Russes, on ne les voit pas, mais on sait qu'ils sont là...
Mais on les voit quand on est à la frontière. Comment ça se passerait ?
Myriam Encaoua : Pourquoi la Russie ne prendrait-elle pas ce risque ? Ce que vous étiez en train d'expliquer.
Je ne pense pas qu'elle ait la capacité et la volonté d'envahir totalement un pays membre de l'Union européenne et de l'OTAN, même un petit pays comme l'Estonie.
Laurent Joffrin : Parce que ce serait une provocation pour l'OTAN ?
Non seulement ça, mais on s'y prépare quand même depuis deux ou trois ans. Le scénario, il est là. Alors certains diraient, mais pourquoi la Russie ferait ça ? Et moi, j'ai un peu changé d'avis sur le sujet d'ailleurs, parce que je constatais, comme tout le monde, que Poutine ne s'en est jamais pris à un pays membre de l'OTAN ou de l'Union européenne. Parce qu'il fait la différence entre les pays qui sont couverts par cette garantie de sécurité et ceux qui ne le sont pas. Et je pense désormais qu'il pourrait être tenté de faire une petite offensive qui serait une défaite militaire pour lui. Je n'ai aucun doute là-dessus. Ça mettrait quelques jours, peut-être quelques semaines, mais je n'ai aucun doute sur le fait qu'on serait prêts, nous, forces de l'OTAN, même sans les Américains. Mais que ça serait peut-être pour lui une victoire politique. Car en effet, s'il devait, à cette occasion, diviser l'Europe, semer la pagaille à Bruxelles au sein de l'Union européenne et de l'OTAN, il pourrait considérer que c'est une victoire politique. C'est pour ça que dissuader complètement ce scénario, ce n'est pas facile, je pense.
Mais s'il y a une guerre, on la gagne ?
J'ai aucun doute là-dessus, oui.
Mais comment fait-on pour gagner cette guerre ?
Il y a d'abord des forces qui sont déjà là. La Pologne est en train de se transformer en la plus grande armée d'Europe. La géographie ne vous aura pas échappé. La Pologne, c'est entre les pays baltes et la Biélorussie. La Russie est quand même tout près. La Pologne sera la grande force militaire qui va être la première, entre guillemets, au Nord-Est, à pouvoir résister à la Russie. Ensuite, il y a les forces des pays européens tels que la France et la Grande-Bretagne qui ne sont pas en très grand nombre, mais c'est destiné, cette présence, à pouvoir réagir militairement, mais aussi à signaler tout de suite à la Russie, attention, si vous attaquez l'Estonie, par exemple, vous allez vous cogner littéralement contre des forces de deux puissances nucléaires. Ce n'est pas totalement anodin tout ça. Le but du jeu, ce n'est pas de faire peur aux gens. On cherche à dissuader la Russie de prendre ce genre d'initiative.
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