Valeur sentimentale de Joachim Trier : quand un cinéaste retrouve ses filles après une longue absence
Une fissure parcourt de haut en bas le mur de la maison entourée d’un océan de verdure. Le détail n’est pas anodin. Dans cette famille, quelque chose s’est fracturé. Cela ne date pas d’hier. Dans ses rédactions, à l’école, Nora prêtait sa voix à cette demeure d’Oslo. Sur le papier, elle imaginait les générations qui s’étaient succédé dans ce lieu. Agnès était la petite sœur fragile, qu’il fallait protéger. Depuis, l’aînée est devenue actrice. Elle a un trac fou avant d’entrer en scène pour jouer Maison de poupée . La caméra la coince dans sa loge, la suit à travers les coulisses, engoncée qu’elle est dans sa robe noire. Il faudrait qu’elle fasse l’amour, ou qu’on la gifle, quelque chose comme ça. Quelle plaie, ce métier ! En plus, elle porte le prénom de l’héroïne d’Ibsen.
Les problèmes ne s’arrêtent pas là. À l’enterrement de leur mère, leur père qui les avait abandonnées jadis se présente. Il ne manquait plus que ça. Ce cinéaste sur le retour n’a donc aucune pudeur. Son dernier succès remonte à une quinzaine d’années. Depuis, il végète. Plus de nouvelles. Dans un de ses films, il avait donné un rôle important à Agnès et c’est le seul moment où elle a eu l’impression de compter pour lui. Qu’est-ce qu’il croit ? Il ne suffit pas de revenir, de claquer dans ses doigts, de proposer à Nora d’être la vedette de son nouveau projet. Refus de l’intéressée. Qu’il ne compte pas sur elle pour relancer sa carrière. Pourtant, les filles sont bluffées par son scénario, mais non, pas question. Puisque c’est comme ça, il se rabat sur une star hollywoodienne (Elle Fanning, délicieuse de sincérité et d’hésitation) qu’il a rencontrée pendant un festival à Deauville. La nuit arrosée qu’ils ont passée sur la plage reste un moment sacré.
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Passer la publicitéLutter contre la banalité
Les rancœurs remontent à la surface. Gustav n’a pas changé. Toujours aussi égoïste, blessant, manipulateur. Il le sait. Il s’en accommode, malgré la limite d’âge. Pour lui, ça n’est pas un drame d’appartenir à l’ancien monde. L’art est à ce prix. Le subtil Stellan Skarsgard prête son visage de chien battu à cet homme assiégé de contradictions, encombré de lui-même. Il en rend les tourments avec conviction et drôlerie. Il se bat contre ses démons. Peut-être en est-il un, du genre à offrir à son petit-fils les DVD de La Pianiste et d’Irréversible. Des sarcasmes sortent de sa bouche. C’est, avec l’alcool, sa manière de lutter contre la banalité. Déjà qu’il a accepté d’être produit par Netflix, quelle autre couleuvre doit-il avaler ?
Nora et Agnès contemplent l’étendue du gâchis, ce chagrin qui s’est accumulé, tout ce temps perdu, ces malentendus. Joachim Trier, auteur de Julie (en 12 chapitres), rend romanesques en diable ces rapports en montagnes russes, filme avec une douceur veloutée, tchékovienne, ces ego qui se percutent. Quelle bonne idée d’avoir repris son interprète favorite ! Renate Reinsve illumine l’écran, bascule d’un sourire radieux à une moue de profonde tristesse, écoute les conversations à travers le conduit de la cheminée comme dans Une autre femme, de Woody Allen. Valeur sentimentale, grand prix au dernier Festival de Cannes, balaie avec grâce la gamme des sentiments les plus violents, à la façon d’un Bergman contemporain. Le compliment n’est pas mince. À la fin, la maison est à vendre. Il ne restera plus que des souvenirs.
La note du Figaro : 3,5/4