Thomas Ehrhard : «Le président de la République se trompe dans la manière de choisir un premier ministre»

Thomas Ehrhard est maître de conférences en science politique à l’université Paris II Panthéon Assas et chargé de séminaire à l’École Polytechnique.

LE FIGARO .- Après la chute du gouvernement de Michel Barnier, les Français ont le sentiment d’être dans une impasse. Quelle est votre lecture de l’évènement ?

Thomas EHRHARD .- L’impasse politique française actuelle relève d’un problème de méthode. Manifestement, le président de la République et les acteurs politiques se trompent dans la manière de choisir un premier ministre. La responsabilité de cette erreur est collective : chef de l’État, chefs de partis, commentateurs, volonté collective d’une solution rapide... alors que le problème est complexe. Tout cela révèle une forme d’incompréhension générale des mécanismes politiques qui permettraient de trouver une solution dans le contexte actuel d’une majorité introuvable. Notre Constitution permet de fonctionner différemment. Le président de la République ne fait que nommer le chef du gouvernement mais ne le choisit pas, selon l’article 8. C’est pourquoi Emmanuel Macron ne peut pas faire partie de la solution politique. Il n’a plus l’initiative car il a perdu sa capacité d’influence politique.  

Quelle serait la bonne méthode selon vous ?

Dans un régime parlementaire, quand aucune majorité claire ne se dessine et que nous sommes confrontés à des groupes minoritaires, le chef du parti arrivé en tête aux élections législatives doit être le premier appelé par le chef de l’État pour essayer de former un gouvernement. Il doit prouver sa capacité à être majoritaire ou en tout cas démontrer qu’il parviendra à ne pas être mis en minorité. Autrement dit, il aurait fallu demander à Jordan Bardella, président du Rassemblement national (124 députés), de le faire. Au bout d’un certain temps, celui-ci aurait constaté l’impossibilité de bâtir une majorité, faute de partenaires politiques prêts à le rejoindre. Ce qui aurait ensuite placé le deuxième groupe parlementaire de l’Assemblée en situation de chercher à son tour une majorité, jusqu’à ce qu’une formation politique trouve la possibilité de la faire réellement émerger. C’est comme cela que se forment les coalitions gouvernementales en Allemagne, Italie, Espagne et Belgique. Cette méthode permet d’éviter tout procès en «déni de démocratie». Celui qui est en mesure de construire une telle coalition est alors nommé premier ministre par le chef de l’État.

Quel exemple pouvez-vous citer ?

Celui de l’Espagne, en juillet 2023, où les conservateurs du Parti populaire n’ayant pas réussi à constituer une majorité au bout de deux mois, ont vu le président du Parti socialiste ouvrier prendre la tête d’une coalition et devenir premier ministre. Je rappelle aussi que la Belgique ne s’est pas effondrée après deux ans et demi de recherche de majorité, pas plus que l’Espagne qui fut dans la même situation durant un an, en 2016.

Certains prétendent que cela ne correspond pas du tout à la culture politique française... 

La «culture politique française» n’est pas dénuée de compromis. Mais, dans la situation actuelle, le compromis est introuvable en raison des rapports de force électoraux présents et à venir.

Sur quelle base programmatique ces coalitions se mettent-elles d’accord pour gouverner ?

Elles bâtissent un projet en choisissant des noms de ministres, en programmant un calendrier de réformes et de textes très précis. Le projet de loi de finances est quasiment prérédigé. Impossible de voir sortir des lignes rouges chaque jour ou émerger des chantages. Tout est bordé, balisé et cadré à l’avance avec un engagement des partis coalisés et une chronologie des textes annoncée. On encadre politiquement la coalition dans un contrat de gouvernement, dans son sens juridique. Ce processus exige souvent beaucoup de temps : 4 mois en Allemagne, 6 mois lors du dernier mandat d’Angela Merkel qui a tenu plus de trois ans, 1 an en Espagne avant de ne pas y arriver et de procéder à de nouvelles législatives, 2 ans et demi en Belgique…

Pourquoi des durées aussi longues ?

Parce qu’au départ il n’y a pas de majorité et pour la faire émerger, il faut du temps. Ces majorités se construisent de manière positive et non pas en fixant des lignes rouges dans des déclarations médiatiques.  

Comment les pays sont-ils gouvernés durant ce processus ?

Par des gouvernements démissionnaires chargés d’assurer la continuité de l’État. Il n’y a alors aucune crainte pour payer les fonctionnaires, assurer la sécurité sociale. Les ministres démissionnaires, en tant que chefs d’administrations, peuvent être amenés à signer des décrets pour faire face aux urgences : inondations, incendies, catastrophes naturelles, menaces sur le territoire… C’est un gouvernement a minina, sans réformes, en attendant que l’issue des urnes trouve démocratiquement une solution, matérialisée par une nouvelle coalition de partis. Donc, il n’y a pas de crise politique ou de régime, seulement une expression démocratique qui exige simplement du temps. La démocratie et la recherche du consensus politique ne se font pas en un week-end sous les coups de pression.

Selon ces scénarios, Michel Barnier n’aurait eu aucune chance de devenir premier ministre…

Oui, ni aucune chance de ne pas arriver au résultat d’une censure dès la première difficulté politique. Car il a été nommé sans les fondements nécessaires à la stabilité de son gouvernement. Son nom s’est imposé à la surprise générale, puis il a essayé ensuite de trouver des soutiens parlementaires. Quelles que soient les qualités de Michel Barnier, sa position était en décalage avec la réalité politique de l’Assemblée nationale. C’est pour cela qu’il n’y a aucune surprise dans la chute de son gouvernement. 

L’actualité en Allemagne, où la coalition vient d’exploser, ne contredit-elle pas votre analyse ?

Non, car la méthode dont je parle reste certainement la plus apte à assurer une stabilité. Mais tout contrat a aussi ses limites. Un mariage peut toujours aboutir à un divorce. On sait que deux facteurs principaux expliquent la fin des coalitions. Le premier est l’approche de nouvelles élections législatives qui va pousser progressivement les acteurs de cette coalition à vouloir se démarquer. Le deuxième facteur est l’avance forte dans les sondages de l’un des acteurs de la coalition qui aurait intérêt à provoquer une fin de contrat et des élections législatives anticipées. Quand l’un des partis du socle compte 20 points d’avance sur les autres, il peut avoir envie d’empocher la mise sans attendre. On peut ajouter un troisième point : une infidélité au contrat de coalition initial. 

Ce modèle dont vous parlez est-il applicable en France au lendemain de la chute de Michel Barnier ?

Ce serait difficile car nous ne sommes plus à la sortie des législatives. Et pour le chef de l’État, il serait sans doute impossible de concéder aujourd’hui qu’il n’a plus d’influence politique et qu’il a choisi une méthode défaillante. Par ailleurs, les échéances électorales, et notamment des législatives potentielles en juillet 2025 après une nouvelle dissolution, complexifie encore la situation. Il ne faut pas oublier que les acteurs politiques ont tous ce calendrier en tête. La situation est paradoxale: alors qu’il faudrait du temps pour dégager une coalition, les acteurs politiques n’en ont pas. 

Pourtant tout le monde presse le président de la République de trouver un premier ministre rapidement ?

C’est une manière d’aborder le problème à l’envers car, en réalité, il ne s’agit pas de chercher un premier ministre mais de bâtir un gouvernement le plus stable possible, dans le temps, appuyé sur une majorité à l’Assemblée. 

La censure du gouvernement sur le budget de la sécurité sociale révèle-t-elle un problème de fonctionnement de nos institutions ?

Michel Barnier avait réussi sur ce projet de loi de finances de la sécurité sociale à obtenir une commission mixte paritaire (CMP) conclusive, ce qui ne s’était pas vu depuis 2010. En réalité, l’hémicycle vient de déjuger cette CMP et contrairement à ce qui est souvent dit, il n’y a donc pas là l’expression d’une défaillance des institutions ou d’une crise de régime. Cette CMP ayant réussi, il y avait bien un accord parlementaire sur le texte. In fine, la procédure parlementaire a été un succès, dans le respect des règles. En revanche, cette censure est le révélateur de la politisation très forte de l’Hémicycle. Il n’y a pas un problème institutionnel mais une polarisation très marquée des forces politiques parlementaires.

Une telle politisation est-elle inédite ?

Elle n’est pas nouvelle dans l’histoire de France. Nous avons connu la IIIe République avec ses ardeurs parlementaires mais force est de constater que ce phénomène a pris de l’ampleur depuis 2017. Les comportements, le langage, les insultes et les interruptions de séances provoquées par certains parlementaires l’ont démontré. L’épisode Michel Barnier et les deux mois et demi de processus parlementaire qui l’ont accompagné n’ont pas été marqués par de tels excès mais cela n’a pas empêché le gouvernement de chuter à la première difficulté politique. On a passé trois mois à trouver un gouvernement et celui-ci a tenu deux mois et demi. 

Comment se présente l’avenir ?

Les mêmes causes produiront les mêmes effets. Toute autre solution que cette méthode ne serait que très précaire. Les politiques français sont dans une impasse qu’ils ont eux-mêmes construite.